Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XI. À Arrien

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 113-123).
XI.
Pline à Arrien.

Je sais quelle satisfaction vous éprouvez, quand notre sénat s’honore par un acte vraiment digne de son auguste caractère. L’amour du repos, qui vous éloigne des affaires, ne bannit pas de votre cœur la passion que vous avez pour la gloire de l’empire. Apprenez donc ce qui vient d’arriver ces jours derniers. C’est un événement fameux par le rang de la personne, salutaire par la sévérité de l’exemple, mémorable à jamais par son importance, Marius Priscus, proconsul d’Afrique, accusé par les Africains, se bornait à demander des juges ordinaires, sans proposer aucune défense[1]. Cornelius Tacite et moi, chargés par ordre du sénat de la cause de ces peuples, nous crûmes qu’il était de notre devoir de représenter, que l’énormité des crimes imputés à Priscus ne permettait pas de lui accorder sa demande : on l’accusait d’avoir reçu de l’argent pour condamner et faire mourir des innocens. Catius Fronton[2] répondit, en suppliant le sénat de renfermer l’affaire dans l’accusation de péculat, et cet orateur, très-habile à tirer des larmes, fit jouer tous les ressorts de la pitié. Grande contestation, grandes clameurs de part et d’autre ! Selon les uns, la loi assujettit le sénat à juger lui-même ; selon les autres, elle lui laisse la liberté d’en user comme il croit convenir à la qualité des crimes.

Enfin, Julius Ferox, consul désigné, homme droit et intègre, ouvre un troisième avis. Il veut que, par provision, l’on donne des juges à Priscus sur la question de péculat ; et qu’avant de prononcer sur l’accusation capitale, ceux à qui l’on prétend qu’il a vendu le sang innocent, soient appelés. Non-seulement cet avis l’emporta, mais il n’y en eut presque plus d’autres, après tant de disputes ; et l’on éprouva que, si les premiers mouvemens de la prévention et de la pitié sont vifs et impétueux[3], la sagesse et la raison parviennent peu à peu à les apaiser. De là vient que personne n’a le courage de proposer seul ce qu’il osait soutenir en mêlant ses cris à ceux de la multitude. La vérité que l’on ne pouvait découvrir, tant que l’on était enveloppé dans la foule, se manifeste tout à coup dès que l’on s’en sépare. Vitellius Honoratus et Flavius Martianus, complices assignés, se rendirent à Rome[4]. Le premier était accusé d’avoir donné trois cent mille sesterces pour faire bannir un chevalier romain, et mettre à mort sept amis de cet exilé ; le second, d’avoir acheté sept cent mille sesterces diverses peines imposées à un autre chevalier romain ; ce malheureux avait été d’abord condamné au fouet, puis envoyé aux mines, et à la fin étranglé en prison. Une mort favorable déroba Honoratus à la justice du sénat : Martianus fut introduit, en l’absence de Priscus. Alors Tutius Cerealis, consulaire, usant de son droit de sénateur, demanda que Priscus assistât à la discussion, soit pour accroître par sa présence ou la compassion ou la haine, soit plutôt qu’il jugeât équitable que les deux accusés repoussassent en commun une accusation commune, et fussent punis ensemble, s’ils ne pouvaient se justifier. L’affaire fut renvoyée à la première assemblée du sénat, qui fut des plus augustes. Le prince y présida ; il était consul. Nous entrions dans le mois de janvier, celui de tous qui rassemble à Rome le plus de monde, et particulièrement de sénateurs. D’ailleurs, l’importance de la cause, le bruit qu’elle avait fait, l’attente qui s’était encore accrue par tant de remises, la curiosité naturelle à tous les hommes de voir de près les événemens extraordinaires, avaient attiré un innombrable concours[5]. Imaginez-vous quels sujets d’inquiétude et de crainte pour nous, qui devions porter la parole dans une telle assemblée, et en présence de l’empereur ! J’ai plus d’une fois parlé dans le sénat ; j’ose dire même, que je ne suis nulle part aussi favorablement écouté : cependant tout m’étonnait, comme si tout m’eût été nouveau. La difficulté de la cause ne m’embarrassait guère moins que le reste. J’envisageais dans la personne de Priscus, tantôt un consulaire, tantôt un septemvir[6], quelquefois un homme déchu de ces deux dignités. Il m’était bien pénible d’accuser un malheureux déjà condamné pour crime de péculat : si l’énormité du forfait parlait contre lui, la pitié, qui suit ordinairement une première condamnation, parlait en sa faveur. Néanmoins, je recueillis mes esprits et mes idées du mieux qu’il me fut possible, et je commençai mon discours : il fut écouté avec autant de faveur qu’il m’avait inspiré de crainte. Je parlai près de cinq heures (car on me donna presque une heure et demie, au delà des trois et demie[7] qui m’avaient été d’abord largement accordées) ; tant les parties mêmes de la cause qui m’avaient paru les plus épineuses et les plus défavorables, quand j’avais à les traiter, se présentèrent sous un jour heureux, quand je vins à les traiter ! Les bontés de l’empereur, ses soins pour moi, je n’oserais dire ses inquiétudes, allèrent si loin, qu’il me fit avertir plusieurs fois par un affranchi que j’avais derrière moi, de ménager mes forces ; il craignait que ma chaleur ne m’emportât plus loin que ne le permettait la faiblesse de ma complexion.

Claudius Marcellinus défendit Martianus. Le sénat se sépara, et remit l’assemblée au lendemain ; car il n’y avait pas assez de temps pour achever un nouveau plaidoyer avant la nuit. Le jour d’après, Salvius Liberalis parla pour Marius. Cet orateur a de la finesse, de l’art, de la véhémence, de la facilité : il sut dans cette occasion déployer tous ses avantages. Cornelius Tacite répondit avec beaucoup d’éloquence, et fit admirer cette élévation qui caractérise ses discours. Catius Fronton répliqua avec talent, et, s’accommodant à son sujet, il songea plus à fléchir les juges qu’à justifier l’accusé. Il finissait son plaidoyer, quand la nuit survint[8] : on renvoya donc les preuves au jour suivant. C’était quelque chose de fort beau, de vraiment digne de l’ancienne Rome, que de voir le sénat trois jours de suite assemblé, trois jours de suite occupé, ne se séparer qu’à la nuit.

Cornutus Tertullus, consul désigné, homme d’un rare mérite, et très-zélé pour la vérité, opina le premier. Il fut d’avis de condamner Marins à verser dans le trésor public les sept cent mille sesterces qu’il avait reçus, et de le bannir de Rome et de l’Italie : il alla plus loin contre Martianus, et demanda qu’il fût banni même de l’Afrique. Il conclut, en proposant au sénat de déclarer que nous avions, Tacite et moi, fidèlement et dignement rempli le ministère qui nous avait été confié. Les consuls désignés, et tous les consulaires qui parlèrent ensuite, se rangèrent à cette opinion, jusqu’à Pompeius Collega, qui la modifia de cette manière : il proposa de condamner Marius à verser dans le trésor public les sept cent mille sesterces, et d’exiler Martianus pour cinq ans, mais de ne rien ajouter à la peine prononcée déjà contre Marius pour le crime de péculat. Chaque opinion eut grand nombre de partisans ; mais la balance semblait pencher en faveur de la dernière, c’est-à-dire de la plus indulgente, ou, si l’on veut, de la moins rigoureuse ; car plusieurs de ceux qui avaient adopté le sentiment de Cornutus, se déclaraient maintenant pour Collega. Mais, lorsqu’on vint à compter les suffrages, les sénateurs placés près des consuls, commencèrent à se ranger du côté de Cornutus. Alors ceux qui avaient donné lieu de croire qu’ils étaient de l’avis de Collega, repassèrent tout à coup de l’autre côté, en sorte que Collega se trouva presque seul. Il exhala son chagrin en reproches amers contre ceux qui l’avaient engagé dans ce parti, principalement contre Regulus, qui n’avait pas le courage de suivre un avis dont il était l’auteur. Au fait, Regulus est un esprit si léger, qu’il passe en un moment de l’extrême audace à l’extrême crainte.

Voilà quel fut le dénouement de cette grande affaire. Il en reste toutefois un chef[9], qui n’est pas de petite importance : c’est ce qui regarde Hostilius Firminus, lieutenant de Marius Priscus, qui s’est trouvé impliqué dans cette accusation, et qui a eu de terribles assauts à soutenir. Il est convaincu par les registres de Martianus, et par la harangue qu’il fit dans l’assemblée des habitans de Leptis, d’avoir rendu d’infâmes offices à Marius, et d’avoir exigé cinquante mille deniers de Martianus : il est prouvé, en outre, qu’il a reçu dix mille sesterces, à titre de parfumeur, titre honteux, qui ne convient pas trop mal, cependant, à un homme toujours si soigneux de sa coiffure et de la douceur de sa peau[10]. On décida, sur l’avis de Cornutus, de renvoyer la discussion de cette dernière affaire à la séance prochaine ; car, soit hasard, soit remords, Hostilius était alors absent.

Vous voilà bien informé de ce qui se passe à la ville. Informez-moi à votre tour de ce qui se fait à la campagne : que deviennent vos arbres, vos vignes, vos blés, vos troupeaux choisis ? Comptez que si je ne reçois de vous une très-longue lettre, vous n’en aurez plus de moi que de très-courtes. Adieu.


  1. Marius Priscus, etc. C’est de ce Marius que Juvénal a dit (sat. i, vers. 47) :

    . . . . . . . . . . . . .hic damnatus inani
    Judicio (quid enim salvis infamia nummis ?),
    Exsul ab octava Marius bibit, et fruitur dis
    Iratis ; at tu, victrix provincia, ploras.

    Il demandait des juges ordinaires, selon Pline, c’est-à-dire, qu’il voulait être jugé par des magistrats que le préteur aurait désignés, comme dans les affaires communes, et non par les sénateurs assemblés.

  2. Cassius Fronton. Il fut consul avec Trajan.
  3. Et l’on éprouva que, etc. Tous les textes portent, adnotatumque experimentis, et nous avons dû conserver cette leçon. Cependant nous pensons, avec Heusinger, que ces deux mots, inutiles à la phrase, ont été ajoutés par quelques glossateurs, qui applaudissaient à la pensée exprimée par Pline ; on peut remarquer d’ailleurs, qu’en les admettant, il faudrait impetus habeant, et non impetus habent.
  4. Se rendirent à Rome. Le traducteur a eu tort de rendre venerunt par comparurent, puisqu’il est dit plus bas, qu’Honoratus mourut avant l’information.
  5. Avaient attiré, etc. J’ai adopté, d’après les meilleurs textes, exciverat, au lieu de excitaverat.
  6. Un septemvir. La charge de septemvir epulonum remontait à Numa, qui l’avait créée pour la célébration des sacrifices. Il n’y eut d’abord que trois personnes chargées de cet emploi ; on finit par porter ce nombre à sept. Les septemvirs jouissaient d’une grande considération et portaient la prétexte.
  7. Une heure et demie, au delà, etc. Pour empêcher les orateurs de se répandre en longues discussions, une loi de Pompée, à l’exemple des Grecs, ne leur accordait qu’une heure pour parler : l’heure était indiquée par une clepsydre, ut ad clepsydram dicerent, id est vas vitreum graciliter fistulatum, in fundo cujus erat foramen, unde aqua guttatim efflueret, atque ita tempus metiretur. Cette espèce d’horloge d’eau était à peu près de la même forme que nos sabliers (Adam, Antiq. rom.). On voit par la phrase de Pline, qu’il fallait à peu près trois clepsydres pour former une heure. Cependant, je dois remarquer qu’on n’est pas d’accord sur ce passage du texte de Pline ; les uns lisent decem clepsydris, les autres viginti clepsydris, ce qui laisse beaucoup d’incertitude sur la durée de la clepsydre. On peut voir (liv. iv, lett. 9) combien de temps on accordait à l’accusation et à la défense.
  8. Il finisait son plaidoyer, etc. Il y avait dans De Sacy, la nuit survint avant qu’il pût finir, et la plaidoirie fut continuée au jour suivant, où l’on traita ce qui regardait les preuves. Nous croyons que ce n’est pas le sens de la phrase latine : inclusit, non sic, ut abrumperet, signifie, mot à mot, il termina sans interrompre. Son discours était donc achevé : le mot probationes, qui vient ensuite, désigne, non pas les preuves fournies par l’orateur, mais celles qu’on tire d’un interrogatoire, de l’audition des témoins, des actes écrits, etc.
  9. Un chef. Λειτούργιον. Les léiturges, chez les Athéniens, λειτούργοι, étaient des citoyens d’un rang et d’une fortune considérables ; ils étaient désignés par leur tribu, ou même par le peuple entier, pour remplir quelque charge pénible de la république, ou, dans les occasions pressantes, pour fournir aux dépenses extraordinaires que réclamait le salut de l’état : λειτούργιον signifie donc tout objet relatif à l’utilité publique, et Pline l’emploie ici pour désigner une chose importante et capitale. Nous avons partout conservé le mot chef, par lequel De Sacy a rendu λειτούργιον, quoique ce ne soit pas le véritable équivalant du mot grec : mais nous avons trouvé que, sans altérer le fond des idées, l’expression adoptée par De Sacy était la plus simple et la plus commode pour la construction des phrases.
  10. Si soigneux, etc. Il y a dans le texte latin pumicati, c’est-à-dire, passé à la pierre ponce : c’était un moyen d’adoucir la peau. (Voyez Ovide, De arte am., i, 506 ; Juvénal, viii, 16 ; xx, 95 ; Martial, xiv, 205, etc.)