Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/X. À Octavius

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 111-113).
X.
Pline à Octavius[1].

N’êtes-vous pas bien nonchalant, ou plutôt bien dur, j’allais dire bien cruel, de retenir toujours dans l’obscurité de si charmantes productions ? Combien de temps encore avez-vous résolu d’être l’ennemi de votre gloire et de notre plaisir ? Laissez, laissez vos ouvrages courir le monde ; qu’ils se répandent aussi loin que la langue romaine[2]. D’ailleurs, une attente si longue, une curiosité si vive ne vous permettent plus de nous faire languir davantage. Quelques-uns de vos vers, échappés malgré vous[3], ont déjà paru. Si vous ne prenez soin de les rappeler et de les rassembler, ces vagabonds sans aveu trouveront maître. Songez que nous sommes mortels, et que les œuvres de votre esprit peuvent seules vous assurer l’immortalité. Tous les autres ouvrages des hommes ne résistent point au temps, et périssent comme eux. Vous me direz, selon votre coutume : Ce sera l’affaire de mes amis. Je souhaite de tout mon cœur que vous ayez des amis assez fidèles, assez savans, assez laborieux pour vouloir se charger de cette entreprise, et pour la pouvoir soutenir : mais croyez-vous qu’il y ait beaucoup de sagesse à se promettre des autres ce que l’on se refuse à soi-même ? Ne parlons plus de publier vos vers ; ce sera quand il vous plaira : au moins récitez-les, pour vous inspirer l’envie de les publier, et donnez-vous enfin la satisfaction que je goûte par avance pour vous depuis si long-temps. Je me représente déjà cette foule d’auditeurs, ces transports d’admiration, ces applaudissemens, ce silence même, qui, lorsque je plaide ou que je lis mes ouvrages, n’a guère moins de charmes pour moi que les applaudissemens, s’il est animé par l’attention et par l’impatience d’entendre ce qui va suivre. Ne dérobez donc plus à vos veilles, par d’éternels délais, une récompense si belle et si certaine. À différer plus long-temps, vous ne gagnerez rien que le nom d’indifférent, de paresseux, et peut-être de timide. Adieu.


  1. Octavius. C’est le même qu’Octave Rufus auquel est adressée la 7e lettre du 1er livre. Pline y témoigne aussi un vif désir de lire ses vers.
  2. Aussi loin que la langue romaine. De Sacy a traduit à tort lingua romana, par l’empire romain. L’idée de Pline est plus générale et plus noble. — Au commencement de la phrase suivante, nous avons changé enim en etiam, que l’on trouve dans tous les anciens textes. Ernesti a cru mal à propos qu’enim convenait seul à la liaison des idées ; c’est lui qui a introduit, sans autorité, cette dernière leçon.
  3. Échappés malgré vous. J’ai adopté avec Schæfer, d’après l’édition romaine d’Heusinger, claustra refregerunt, au lieu de claustra sua refregerunt.