Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/VII. À Caninius

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 191-195).
VII.
Pline à Caninius.

Le bruit vient de se répandre ici, que Silius Italicus a fini ses jours, par une abstinence volontaire, dans sa terre près de Naples. La cause de sa mort est sa mauvaise santé : un abcès incurable qui lui était survenu, l’a dégoûté de la vie, et l’a fait courir à la mort avec une constance inébranlable. Jamais la moindre disgrâce ne troubla son bonheur, si ce n’est peut-être la perte de son second fils ; mais l’aîné, qui était aussi le meilleur des deux, il l’a laissé consulaire et jouissant de la plus honorable considération. Sa réputation avait reçu quelque atteinte du temps de Néron. Il fut soupçonné de s’être rendu volontairement délateur ; mais il avait usé sagement et en honnête homme de la faveur de Vitellius. Il acquit beaucoup de gloire dans le gouvernement d’Asie ; et, par une honorable retraite, il avait effacé la tache de ses premières intrigues : il a su tenir son rang parmi les premiers citoyens de Rome, sans rechercher la puissance et sans exciter l’envie. On le visitait, on lui rendait des hommages : quoiqu’il gardât souvent le lit, toujours entouré d’une cour, qu’il ne devait pas à sa fortune[1], il passait les jours dans de savantes conversations. Quand il ne composait pas (et il composait avec plus d’art que de génie), il lisait quelquefois ses vers, pour sonder le goût du public. Enfin, il prit conseil de sa vieillesse, et quitta Rome pour se retirer dans la Campanie, d’où rien n’a pu l’arracher depuis, pas même l’avénement du nouveau prince. Cette liberté fait honneur à l’empereur sous lequel on a pu se la permettre, et à celui qui l’a osé prendre.

Il avait pour les objets d’art remarquables un goût particulier, qu’il poussait même jusqu’à la manie[2], Il achetait en un même pays plusieurs maisons ; et la passion qu’il prenait pour la dernière, le dégoûtait des autres. Il se plaisait à rassembler dans chacune grand nombre de livres, de statues, de bustes, qu’il ne se contentait pas d’aimer, mais qu’il honorait d’un culte religieux, le buste de Virgile surtout. Il célébrait la naissance de ce poète avec plus de solennité que la sienne propre, principalement à Naples, où il ne visitait son tombeau qu’avec le même respect qu’il se fût approché d’un temple. Il a vécu dans cette tranquillité soixante et quinze ans, avec un corps délicat, plutôt qu’infirme. Comme il fut le dernier consul créé par Néron, il mourut aussi le dernier de tous ceux que ce prince avait honorés de cette dignité. Il est encore remarquable, que lui, qui se trouvait consul quand Néron fut tué, ait survécu à tous les autres qui avaient été élevés au consulat par cet empereur.

Je ne puis me rappeler tout cela, sans être frappé de la misère humaine : car que peut-on imaginer de si court et de si borné, qui ne le soit moins que la vie même la plus longue ? Ne vous semble-t-il pas qu’il n’y ait qu’un jour que Néron régnait ? Cependant, de tous ceux qui ont exercé le consulat sous lui, il n’en reste pas un seul. Mais pourquoi s’en étonner ? Lucius Pison, le père de celui que Valerius Festus assassina si cruellement en Afrique, nous a souvent répété qu’il ne voyait plus aucun de ceux dont il avait pris l’avis dans le sénat, étant consul. Les jours comptés à cette multitude infinie d’hommes, répandus sur la terre, sont en si petit nombre, que je n’excuse pas seulement, mais que je loue même ces larmes d’un prince fameux : vous savez qu’après avoir attentivement regardé la prodigieuse armée qu’il commandait, Xerxès ne put s’empêcher de pleurer sur le sort de tant de milliers d’hommes qui devaient sitôt finir. Combien cette idée n’est-elle pas puissante pour nous engager à faire un bon usage de ce peu de momens qui nous échappent si vite ! Si nous ne pouvons les employer à des actions d’éclat que la fortune ne laisse pas toujours à notre portée, donnons-les au moins entièrement à l’étude. S’il n’est pas en notre pouvoir de vivre long-temps, laissons au moins des ouvrages qui ne permettent pas d’oublier jamais que nous avons vécu. Je sais bien que vous n’avez pas besoin d’être excité : mon amitié pourtant m’avertit de vous animer dans votre course, comme vous m’animez vous-même dans la mienne. La noble ardeur[3] que celle de deux amis qui, par de mutuelles exhortations, allument de plus en plus en eux l’amour de l’immortalité ! Adieu.


  1. Quoiqu’il gardât, etc. Le texte joint à la traduction de De Sacy portait multumque in lectulo jacens, cubiculo semper non ex fortuna frequenti. Doctissimis sermonibus dies transigebat, quum a scribendo vacaret. Scribebat carmina, etc. J’ai corrigé tout cet endroit, d’après les meilleures éditions : la phrase latine y gagne en correction, et le sens en clarté.
  2. Un goût particulier, etc. Nous croyons avoir mieux rendu que le traducteur la force de l’expression grecque φιλόκαλος. Voici sa traduction : Tout ce qui lui paraissait beau le tentait, jusque là que son empressement pour l’avoir lui attirait des reproches.
  3. La noble ardeur. Les deux mots grecs du texte de Pline sont empruntés à Hésiode.