Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/VI. À Sévère

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 187-189).
VI.
Pline à Sévère.

Ces jours passés, j’ai acheté, des deniers d’une succession qui m’est échue, une figure d’airain de Corinthe : elle est petite, mais belle et bien travaillée, au moins suivant mes lumières, qui ne vont loin en aucune matière, mais en celle-ci moins qu’en toute autre. Je crois pourtant pouvoir juger de l’excellence de cette statue : comme elle est nue, elle ne cache point ses défauts, et nous étale toutes ses beautés. C’est un vieillard debout : les os, les muscles, les nerfs, les veines, les rides même ont quelque chose de vivant. Les cheveux sont rares et plats, le front large, le visage étroit, le cou maigre, les bras languissamment abattus, les mamelles pendantes, le ventre enfoncé : au seul aspect du dos, on reconnaît un vieillard, autant qu’il peut être reconnu par derrière. L’airain, à en juger par sa couleur, est fort ancien[1]. Enfin, il n’est rien dans cette statue qui ne soit fait pour arrêter les yeux des maîtres, et charmer ceux des ignorans. C’est ce qui m’a engagé à l’acheter, tout médiocre connaisseur que je suis, non dans le dessein d’en parer ma maison, car je ne me suis point encore avisé de lui donner de ces sortes d’embellissemens, mais pour orner quelque lieu remarquable dans notre patrie, comme le temple de Jupiter. Le présent me paraît digne d’un temple, digne d’une divinité. Veuillez donc vous charger, avec le zèle que vous mettez à vous acquitter de toutes les commissions que je vous donne, de faire faire à ma statue un piédestal, de tel marbre qu’il vous plaira : j’y inscrirai mon nom et mes qualités, si vous jugez qu’elles doivent y trouver place. Moi, j’aurai soin de vous envoyer la statue, à la prochaine occasion qui se présentera ; ou, ce que vous aimerez beaucoup mieux, je vous la porterai moi-même : car je me propose, pour peu que les devoirs de ma charge me le permettent, de faire une course jusque chez vous. Je vous vois déjà sourire à cette nouvelle ; mais vous allez froncer le sourcil : je ne resterai que peu de jours. Les mêmes raisons qui retardent mon départ aujourd’hui, me défendent une longue absence. Adieu.


  1. L’airain, etc. De Sacy a lié cette phrase avec la précédente : Le dos exprime parfaitement la vieillesse, et la couleur de l’airain ne permet pas de douter, etc. Ces deux idées ne peuvent s’enchaîner ainsi. La statue est bien travaillée, et l’ouvrage est antique, comme l’atteste la couleur de l’airain ; voilà deux qualités qui le recommandent. Mais qu’on n’aille pas croire, ce qu’il faudrait pour justifier le mot de liaison employé par De Sacy, que la couleur de l’airain contribue, comme la forme des membres, à faire reconnaître un vieillard.