Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/V. À Macer

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 179-187).
V.
Pline à Macer.

Je suis charmé de voir que vous lisez avec tant de soin les ouvrages de mon oncle, que vous voulez les connaître tous et les posséder tous. Je ne me contenterai pas de vous les indiquer ; je vous marquerai encore dans quel ordre ils ont été faits : c’est une connaissance qui n’est pas sans agrément, pour les hommes qui s’occupent de littérature.

Étant commandant de cavalerie, il a composé un livre de l’art de lancer le javelot à cheval, ouvrage où le talent et l’exactitude se font également remarquer. Il a écrit en deux livres la vie de Pomponius Secundus[1] qui avait eu beaucoup d’amitié pour lui : il paya ce tribut de reconnaissance à sa mémoire. Il nous a laissé vingt livres sur les guerres de Germanie ; il y a rassemblé toutes celles que nous avons soutenues contre les peuples de ce pays. C’est un songe qui lui fit entreprendre cet ouvrage : il servait dans cette province, lorsqu’il crut voir, pendant son sommeil, Drusus Néron, qui, vainqueur et conquérant de la Germanie, y avait trouvé la mort. Ce prince lui recommandait de sauver son nom d’un injurieux oubli. Nous avons encore de lui trois livres, intitulés, l’Homme de lettres, que leur étendue obligea mon oncle de diviser en six volumes : il prend l’orateur au berceau, et ne le quitte point qu’il ne l’ait conduit à la plus haute perfection. Huit livres sur les difficultés de la grammaire[2] : il les composa pendant les dernières années de l’empire de Néron, où la tyrannie rendait dangereux tout genre d’étude plus libre et plus élevé. Trente et un, pour servir de suite à l’histoire qu’Aufidius Bassus[3] a écrite. Trente-sept, de l’histoire naturelle : cet ouvrage est d’une étendue, d’une érudition infinie, et presque aussi varié que la nature elle-même.

Vous ne concevez pas comment un homme si occupé a pu écrire tant de volumes, et y traiter tant de différens sujets, la plupart si épineux et si difficiles : vous serez bien plus étonné, quand vous saurez qu’il a plaidé pendant quelque temps ; qu’il n’avait que cinquante-six ans quand il est mort, et que sa vie s’est passée[4] dans les occupations et les embarras que donnent les grands emplois et la faveur des princes : mais il avait un esprit ardent, un zèle infatigable, une vigilance extrême. Il commençait ses veilles aux fêtes de Vulcain[5], non pas pour tirer des présages de l’observation des astres, mais pour se livrer au travail : il se mettait à l’étude, dès que la nuit était tout à fait venue ; en hiver, à la septième heure, au plus tard à la huitième, souvent à la sixième. Il n’était pas possible de moins donner au sommeil, qui quelquefois le prenait et le quittait sur les livres[6].

Avant le jour, il se rendait chez l’empereur Vespasien, qui faisait aussi un bon usage des nuits. De là, il allait s’acquitter des fonctions qui lui étaient confiées. Ses affaires faites, il retournait chez lui ; et ce qui lui restait de temps, c’était encore pour l’étude. Après le repas[7] (toujours très-simple et très-léger, suivant la coutume de nos pères), s’il se trouvait quelques momens de loisir, en été, il se couchait au soleil : on lui lisait quelque livre : il prenait des notes, et faisait des extraits ; car jamais il n’a rien lu sans extraire, et il disait souvent, qu’il n’y a si mauvais livre, où l’on ne puisse apprendre quelque chose.

Après s’être retiré du soleil, il se mettait le plus souvent, dans le bain d’eau froide. Il mangeait légèrement, et dormait quelques instans. Ensuite, et comme si un nouveau jour eût commencé, il reprenait l’étude jusqu’au moment du souper. Pendant qu’il soupait, nouvelle lecture, nouveaux extraits, mais en courant. Je me souviens qu’un jour, un de ses amis interrompit le lecteur, qui avait mal prononcé quelques mots, et le fit répéter. Mais vous l’aviez compris, lui-dit mon oncle ? — Sans doute, répondit son ami. — Et pourquoi donc, reprit-il, le faire recommencer ? Votre interruption nous coûte plus de dix lignes. Voyez si ce n’était pas être bon ménager du temps. L’été, il sortait de table avant la nuit ; en hiver, entre la première et la seconde heure : on eût dit, à son exactitude, qu’il y était forcé par une loi. Et tout cela se faisait au milieu des occupations et du tumulte de la ville. Dans la retraite, il n’y avait que le temps du bain qui fût sans travail : je veux dire le temps qu’il était dans l’eau[8] ; car pendant qu’il se faisait frotter et essuyer[9], il ne manquait point ou de lire ou de dicter. Dans ses voyages, comme s’il eût été dégagé de tout autre soin, il se livrait sans partage à l’étude : il avait toujours à ses côtés son livre, ses tablettes, et son secrétaire, auquel il faisait prendre ses gants en hiver, afin que la rigueur même de la saison ne pût dérober un moment au travail. C’était par cette raison qu’à Rome il n’allait jamais qu’en chaise. Je me souviens qu’un jour il me reprit de m’être promené. Vous pouviez, dit-il, mettre ces heures à profit ; car il comptait pour perdu tout le temps que l’on n’employait pas aux sciences. C’est par cette prodigieuse application qu’il a su achever tant d’ouvrages, et qu’il m’a laissé cent soixante tomes d’extraits, écrits sur la page et sur le revers, en très-petits caractères ; ce qui rend la collection bien plus volumineuse encore qu’elle ne le paraît. Il m’a souvent dit que, lorsqu’il était intendant en Espagne, il n’avait tenu qu’à lui de la vendre à Largius Licinius quatre cent mille sesterces ; et alors ces mémoires n’étaient pas tout à fait aussi étendus.

Quand vous songez à cette immense lecture, à ces ouvrages infinis qu’il a composés, ne croiriez-vous pas qu’il n’a jamais été ni dans les charges, ni dans la faveur des princes ? Et cependant, quand vous apprenez combien il consacrait de temps à l’étude et au travail, ne trouvez-vous pas qu’il aurait bien pu lire et composer davantage[10] ? Car, d’un côté, quels obstacles les charges et la Cour ne forment-elles point aux études ; et, de l’autre, que ne doit-on pas attendre d’une si constante application ? Aussi, je ne puis m’empêcher de rire quand on parle de mon ardeur pour l’étude, moi qui, comparé à lui, suis le plus paresseux des hommes : cependant je donne à l’étude tout ce que les devoirs publics et ceux de l’amitié me laissent de temps. Eh ! parmi ceux mêmes qui consacrent toute leur vie aux belles-lettres, quel est celui qui pourrait soutenir le parallèle, et qui ne semblerait, auprès de lui, avoir livré tous ses jours au sommeil et à la mollesse ?

Je m’aperçois que mon sujet m’a emporté plus loin que je ne m’étais proposé ; je voulais seulement vous apprendre ce que vous désiriez savoir, quels ouvrages mon oncle a composés. Je m’assure pourtant que ce que je vous ai mandé ne vous fera guère moins de plaisir que les ouvrages mêmes : cela peut non-seulement vous engager encore à les lire, mais même vous enflammer d’une généreuse émulation, et d’un noble désir d’en imiter l’auteur. Adieu.


  1. Pomponius Secundus. Pline l’ancien parle lui-même de ce Pomponius, xiv, 4. Il l’appelle poète consulaire, vii, 9. Quintilien l’a surnommé le prince des poètes tragiques latins (x, 1, 98). Dans le Dialogue sur les causes de la corruption de l’éloquence, on le met en parallèle avec Domitius Afer.
  2. Sur les difficultés de la grammaire. Cet ouvrage, Dubii sermonis octo, avait sans doute pour objet tous les doutes auxquels peuvent donner lieu les constructions du langage, la forme et la signification des mots. Les anciens grammairiens citaient souvent ce traité.
  3. Aufidius Bassus. Voy. son éloge dans Quintilien (x, 1, 104).
  4. Sa vie s’est passée. De Sacy traduisait : On sait qu’il en a passé la moitié dans les embarras, etc., ce qui me paraît un contresens. Medium tempus signifie l’intervalle entre le temps où il plaida et celui où il mourut, comme dans cette phrase de Tacite, Ann. xiv, 53, medio temporis tantum honorum, etc., il signifie le temps qui s’est écoulé depuis que Sénèque a été appelé à la cour de Néron.
  5. Aux fêtes de Vulcain. Ces fêtes se célébraient le dixième jour des calendes de septembre, c’est-à-dire vers la fin du mois d’août.
  6. Le prenait et le quittait sur les livres. J’ai laissé la leçon etiam inter studia, quoique j’aie trouvé dans l’édition de Schæfer, donnée par M. Lemaire, etiam studia.
  7. Après le repas. Vers le milieu du jour, les Romains prenaient un repas, appelé prandium : il se composait de mets légers, peu nourrissans, et sans apprêt. Il y a si peu de rapport entre ce repas et celui que nous appelons dîner, que je n’ai pas cru pouvoir laisser ce dernier mot dans la traduction de De Sacy.
  8. Le temps qu’il était dans l’eau. Gesner et Ernesti, pour expliquer interioribus, sous-entendaient studiis, et interprétaient ainsi : Quand je dis qu’il ne travaillait pas dans le bain, je veux parler des travaux qui supposent les méditations les plus profondes. Mais Schœfer a fort bien remarqué que, par la construction de la phrase, interioribus ne peut se rapporter qu’à balinei : Interpretor res, dit-il, quæ in secretioribus balinei locis fiunt, id est, lotiones ; quibus opponuntur exteriora, puta strigilis usus, etc.
  9. Se faisait frotter. C’est le sens de destringitur, qui équivaut à strigili raditur, defricatur. Martial, xiv, 51 : Pergamus has misit curvo distringere ferro. De Sacy a fait un contresens, en traduisant pendant qu’il sortait du bain.
  10. Quand vous apprenez, etc. Quelques commentateurs ont trouvé le sens tellement obscur, qu’ils imaginaient une faute dans le texte. Cependant le passage de Pline peut s’expliquer d’une manière très-satisfaisante : « Quand on songe à tant d’ouvrages composés par Pline l’ancien, on se persuade qu’il n’a jamais exercé de charge publique : car les occupations journalières d’un emploi sont un obstacle à l’étude. Et d’un autre côté, quand on sait tout le temps qu’il parvenait, malgré tant d’obstacles, à consacrer au travail, on s’étonne qu’il n’ait pas encore écrit davantage : car on peut beaucoup attendre d’une application si opiniâtre. »