Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/IV. À Macrin

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 175-179).
IV.
Pline à Macrin.

Quoique ceux de mes amis qui se sont trouvés ici, et le public même, semblent avoir approuvé ma conduite, dans la conjoncture dont je vais vous parler, je serai pourtant fort aise de savoir encore ce que vous en pensez. Comme j’eusse voulu régler par votre avis les démarches que j’avais à faire, je désire vivement d’apprendre votre jugement sur les démarches que j’ai faites.

Après avoir obtenu un congé, sans lequel ma charge de préfet du trésor[1] ne me permettait pas de quitter Rome, j’étais allé en Toscane, pour faire élever à mes frais, un monument public[2]. Pendant mon absence, les députés de la Bétique vinrent supplier le sénat de vouloir bien me nommer leur avocat, dans l’accusation qu’ils allaient intenter contre Cecilius Classicus, leur dernier proconsul. Mes collègues dans la charge de préfet du trésor, par un excès de bonté et d’amitié pour moi, représentèrent les devoirs de notre commun emploi, et tâchèrent de m’épargner cette nouvelle obligation. Sur leurs remontrances, le sénat prit une décision qui m’est infiniment honorable, et qui porte, que l’on me donnerait pour avocat a la province, si les députés pouvaient m’obtenir de moi-même. À mon retour, les députés, introduits de nouveau dans le sénat, me conjurèrent de ne pas leur refuser mon ministère, en attestant le zèle que j’avais déployé contre Massa Bébius, et l’espèce d’alliance qui unit le défenseur aux cliens. Aussitôt j’entendis s’élever ce murmure d’approbation générale, qui précède toujours les décrets du sénat : Pères conscrits, dis-je alors[3], je cesse de croire que mes excuses fussent légitimes. Le motif et la simplicité de cette réponse la firent bien accueillir.

Ce qui me détermina, ce ne fut pas seulement l’intention visible du sénat (quoique cette considération fût la plus puissante de toutes), mais encore plusieurs autres raisons, qui, pour être moins importantes, n’étaient pas à négliger. Je me rappelais que nos ancêtres, pour venger ceux même auxquels ils n’étaient attachés que par les liens d’une hospitalité privée[4], accusaient spontanément leurs ennemis, et il me semblait d’autant plus honteux de manquer aux lois d’une hospitalité publique. D’ailleurs, lorsque je pensais à quels périls m’avait exposé la défense des peuples de Bétique, dans la cause que je plaidai pour eux, il me semblait utile d’assurer, par un second service, le mérite du premier : car, enfin, telle est la disposition du cœur humain ; vous détruisez vos premiers bienfaits, si vous ne prenez soin de les soutenir par des bienfaits nouveaux : obligez cent fois, refusez une, on ne se souviendra que du refus. La mort de Classicus m’invitait encore à me charger de cette cause, et en éloignait ce que ce genre d’affaires offre de plus affligeant, le danger où l’on expose un sénateur : cette accusation m’assurait autant de reconnaissance, que si Classicus eût vécu, et ne me laissait nul ressentiment à craindre. Enfin, je comptais que si cette province me chargeait une troisième fois d’une pareille mission, contre quelqu’un qu’il ne me convînt pas d’accuser, il me serait plus facile de m’en dispenser : car tout devoir a ses bornes, et notre complaisance, dans une occasion, prépare une excuse à la liberté de nos refus dans une autre.

Je vous ai informé des plus secrets motifs de ma conduite ; c’est à vous d’en juger. Votre sincérité ne me fera guère moins de plaisir, si vous me condamnez, que votre suffrage, si vous m’approuvez. Adieu.


  1. Préfet du trésor. C’est ce que De Sacy appelle un intendant des finances.
  2. Un monument public. Ce monument public était un temple que Pline fit élever dans la ville de Tiferne, sur le Tibre, aujourd’hui nommée Citta di Castello. (Voyez liv. iv, 1.)
  3. Pères conscrits, dis-je alors. Dans l’édition jointe à la traduction de De Sacy, au lieu de tum ego, il y a tum ergo.
  4. Une hospitalité privée, etc. On appelait chez les Romains alliance ou pacte d’hospitalité le lien de reconnaissance ou de dévouement qui unissait un étranger à un Romain, et quelquefois, comme on le voit dans cette lettre, une province entière à un seul citoyen. Lorsqu’une province ou une cité voulait témoigner à un Romain son attachement et son estime, elle contractait publiquement avec lui le pacte d’hospitalité, cum eo publice faciebat hospitium.