Lettres de Marie-Antoinette/Tome II/Lettre CCXXXIX

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome II (p. 140-142).

CCXXXIX

1789, 12 août
ce 12 août

Je n’ose vous écrire qu’un mot, mon cher cœur ; mais je suis encore bien heureuse de ce que, par Mme de Pienne[1], je peux vous parler de toute mon amitié, Je ne vous exprime pas tous mes regrets d’être séparée de vous ; j’espère que vous les sentez comme moi. Ma santé est assez bonne, quoique nécessairement un peu affaiblie par tous les chocs continuels qu’elle éprouve. Nous ne sommes entourés que de peines, de malheurs et de malheureux, sans compter les absences. Tout le monde fuit, et je suis encore trop heureuse de penser que tous ceux qui m’intéressent sont éloignés de moi. Aussi, je ne vois personne, et je suis toute la journée seule chez moi. Mes enfants font mon unique ressource je les ai le plus possible avec moi. Vous savez sûrement la nomination de Mme de Tourzel ; elle a bien coûté à mon cœur ; mais, du moment que vous aviez donné votre démission, et que ce n’était plus l’amitié et la confiance qui présidaient à leur éducation, j’ai voulu du moins que ce fût une personne de grande vertu et qui fût éloignée par son état de toutes accusations d’intrigues. Ma fille et Ernestine ont été parfaites pour vous, et par conséquent pour moi. Pour mon fils, il est encore trop petit et trop étourdi pour bien sentir une séparation.

Guebillon vous dira de ma part la manière de vivre des enfants ; je l’en ai chargé verbalement, car je n’ai pas osé écrire par lui. Ne me répondez pas, à moins d’avoir une occasion sûre et encore n’écrivez que des choses qu’on puisse lire, car on fouille tout le monde et rien n’est sûr. Je n’écris ni ne veux que personne ne m’écrive par la poste, quoique je sache bien que ni moi ni mes amis ne manderons jamais de mal mais je ne veux pas qu’on puisse dire que je reçois des lettres, et qu’après cela on en compose. Dites bien des choses pour moi à M. de Polignac. J’embrasse Mme de Guiche. Dites-lui, je vous prie, que, ne pouvant la voir, j’ai au moins embrassé de bien bon cœur son petit garçon, il y a quelques jours, sur la terrasse. Je n’écris pas à mon frère[2], parce que je compte qu’il n’est plus avec vous. Il est bien essentiel pour vous tous qu’il reste peu dans ce moment en Suisse. Une fois établi à Turin, il ira vous voir quand et comme il voudra. Il est bien essentiel aussi qu’il mande promptement à sa femme de venir à Turin[3]. Elle le désire beaucoup, et c’est le seul endroit où elle puisse être décemment, pendant que ses enfants et son mari ne sont pas ici et qu’on réforme toute leur maison. Adieu, mon cher cœur. Je ne vous parle point d’affaires : elles ne seraient qu’affligeantes pour toutes deux. Enfin, il faut espérer qu’un jour le calme renaîtra ; mais le bonheur du Roi, et le mien par conséquent, existant dans la prospérité de son royaume et le bonheur de tous ses sujets, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, nous sommes encore bien loin de la tranquillité. Pour moi, mon cher cœur, la mienne ne sera parfaite que quand on vous aura rendu justice, et qu’on reconnaîtra la pureté de votre cœur. Ne doutez jamais de ma tendre amitié elle est à vous jusqu’à la mort.

P. S. Écrivez quelquefois à Mme de Mackau ; je saurai du moins de vos nouvelles.

(Autographe, papiers de la famille de Polignac. Éd. Feuillet de Conches l. c., III, 185.)

  1. Mélanie-Charlotte de Rochechouart-Faudoas, née le 14 octobre 1765, mariée le 6 août 1781 à Louis-Marie-Céleste d’Aumont, duc de Piennes. Elle mourut le 23 avril 1790, et le duc de Piennes se remaria à Pauline Blot de Chauvigny, veuve elle-même du comte de Reuilly.
  2. Le comte d’Artois avait émigré après le 14 juillet. Sorti par la frontière du Nord, il n’avait pas tardé à rejoindre les Polignac en Suisse. De là il se dirigeait sur Turin, et était en effet déjà en route lorsque la lettre de la Reine parvint à la duchesse de Polignac, ainsi qu’on peut le voir par la lettre du 8 septembre du comte de Vaudreuil au comte d’Artois. – Correspondance inédite du comte de Vaudreuil et du comte d’Artois, publiée par M. L. Pingaud, p. 4.
  3. La comtesse d’Artois partit de Paris le 6 septembre.