Lettres de Marie-Antoinette/Tome I/Lettre V

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome I (p. 11-15).

V.

À l’Impératrice Marie-Thérèse.
1771, 16 avril.

Madame ma très chère mère, je suis enchantée que le carême n’a pas nui à votre santé ; la mienne est toujours très bonne. L’Empereur m’inquiète aussi beaucoup ; malgré toute sa raison, il s’exposera sûrement à toute sorte de fatigue et de danger. J’en suis doublement affligée, non seulement par la tendresse pour lui et le vif intérêt que je prends au chagrin de Votre Majesté, mais aussi parce que je n’aurai pas le plaisir de le voir cette année.

Je serais bien fâchée si les Allemands étaient mécontents de moi ; j’avouerai que j’aurais parlé davantage à M. de Paar et au petit Starhemberg s’ils avaient meilleure réputation ici. J’ai pourtant dans les temps des bals fait venir M. de Lamberg et Starhemberg, et, d’abord que j’ai vu qu’ils dansaient, je les ai fait danser avec moi.

Il y a à cette heure beaucoup de train ici ; il y a eu samedi un lit de justice pour affirmer la cassation de l’ancien parlement et en mettre un autre[1] ; les princes du sang ont refusé d’y venir et ont protesté contre les volontés du Roi ; ils lui ont écrit une lettre très impertinente, signée d’eux tous hors du comte de la Marche, qui se conduit très bien dans cette occasion-ci. Ce qui est le plus étonnant à la conduite des princes, c’est que M. le prince de Condé[2] a fait signer son fils, qui n’a pas encore quinze la Vauguyon, qui est encore plus dans l’intrigue et plus méchant que son père ; il avait bien envie d’aller à Vienne au lieu de M. le baron de Breteuil[3] ; j’ai bien senti par moi-même le chagrin que cela ferait à Votre Majesté, mais grâce à Dieu cette affaire est rompue.

J’ai grand regret de la comtesse de Paar[4], que je respectais et aimais de tout mon cœur. La princesse[5], je la regrette comme femme d’esprit ; je partage le chagrin de Votre Majesté pour Tarouca[6], Odonel[7] et la Justel[8] ; c’est une grande perte que de bons et anciens serviteurs,


et je conserve bien précieusement le livre qu’elle ma envoyé, car tout ce qui viendra d’elle me sera toujours bien cher, ce dont elle doit être persuadée si elle connaît la vive et respectueuse tendresse qu’aura toute sa vie pour elle

sa très soumise fille,
Antoinette.

Ce 16 d’avril 1771.

(Autographe signé, Archives impériales d’Autriche. Éd. Arneth, l. c., p. 26 ; Arneth et Geffroy, l. c., I, 147.)

    guerre de Sept ans et être arrivé au grade de maréchal de camp, suivit la carrière diplomatique. Ambassadeur en Espagne en 13S4, il en fut rappelé en 138g, pour prendre le portefeuille des affaires étrangère» dans l’éphémère ministère qui succéda à Neckcr le 11 juillet. Quoique compromis par cette participation, il fut renvoyé en Espagne, où il rendit de vrais services ; mais, en 1390, dénoncé et attaqué sans cesse à la tribune de l’Assemblée nationale, il dut donner sa démission. Toutefois, il ne rentra pas en France et resta à l’étranger un des agents des princes émigrés. Il mourut pair de France en 1828.

  1. Il s’agit ici de la chute des Parlements et de leur remplacement par ce qu’on a nommé le Parlement Maupeou, Irrité de la résistance des Parlements, le Roi avait résolu de s’en défaire, à l’instigation du chancelier Maupeou. Dans la nuit du 20 au 21 janvier 1771, cent soixante-neuf présidents ou conseillers furent exilés, et le 14 avril un lit de justice, solennellement tenu à Versailles, supprima les Parlements et les remplaça par une nouvelle assemblée, composée en partie de membres du Grand Conseil. Maupeou avait profité de ce coup d’État pour simplifier certaines formalités et abréger les lenteurs de la justice. Mais la population, les princes du sang en tète, sauf le comte de la Marche, prit avec éclat parti pour les exilés. Sur cette réforme, qui, malgré sa brutalité, avait de bons côtés, on peut consulter l’étude de M. Flammermont sur le chancelier Maupeou.
  2. Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, né en 1736 mort en 1818. Il s’était distingué pendant la guerre de Sept ans, où il avait gagné la bataille de Johannisberg. Pendant la Révolution, il forma et commanda le corps d’émigrés désigné sous le nom d’Armée de Condé ; il était le
  3. Louis-Auguste Le Tonnelier, baron de Breteuil, après avoir été ministre de France en Russie, avait été désigné en 1330 pour l’ambassade à Vienne ; mais, après la chute de Choiseul, on lui préféra le prince Louis de Rohan. Il fut envoyé à Naples en 1772, et en 1775 remplaça Rohan à Vienne. Nommé à son retour ministre de la Maison du Roi, un moment premier ministre le 11 juillet 1789, il émigra après la prise de la Bastille et fut pendant toute l’émigration l’homme de confiance du Roi et surtout de la Reine. Ses longs démêlés avec Calonne, agent des princes, remplissent cette période et furent une des causes des divisions et de la faiblesse du parti royaliste.
  4. La comtesse Paar, grande maîtresse de l’impératrice douairière, Elisabeth, mère de Marie-Thérèse, morte le 22 mars 1771, à l’âge de quatre-vingt-six ans.
  5. La princesse Paar, née comtesse Esterhazy, femme du prince Paar, neveu de la grande maîtresse ; son mari avait accompagné Marie-Antoinette lorsqu’elle était venue en France.
  6. Le comte Sylvain Tarouca avait été un des plus intimes et des plus fidèles conseillers de Marie-Thérèse au début de son règne. C’est lui qui avait parié avec l’Impératrice, alors enceinte, qu’elle aurait un garçon, et qui, « condamné à payer » par la naissance de Marie-Antoinette, lui avait envoyé les vers bien connus de Métastase. Il mourut à soixante-quinze ans, le 8 mars 1771.
  7. Le comte Charles O’Donnell, mort le 20 mars 1771, à cinquante-six ans.
  8. Justine Lindhardt, femme de chambre de l’Impératrice.