Lettres de Marie-Antoinette/Tome I/Lettre VI

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome I (p. 15-17).

VI.


À l’Impératrice Marie-Thérèse.
1771, 21 juin.
Ce 21 juin 1771.

Madame ma chère mère, c’est avec bien du plaisir que j’ai reçu avant-hier votre chère lettre, qui m’apprend que Votre Majesté se porte bien. Pour moi je me porte à merveille. Mon cher mari a pris médecine aujourd’hui, ayant eu une indigestion il y a deux nuits. Il a beaucoup vomi, et, en montant le matin chez lui, il s’est trouvé fort mal deux fois ; mais il se porte très bien à cette heure, et il m’a bien promis qu’il ne sera pas si longtemps à revenir coucher.

Nous sommes très bien encore ensemble, ma sœur, mon frère[1] et nous : j’espère que cela continuera toujours. Ma sœur est fort douce, fort complaisante et très gaie. Elle m’aime beaucoup et a beaucoup de confiance en moi. Elle n’est point du tout prévenue, comme on l’a craint, ni pour Mme du Barry, ni pour M. de la Vauguyon ; elle m’en a parlé très raisonnablement et s’est très bien conduite le jour qu’à Marly elle était assise à côté d’elle.

Je suis au désespoir que Votre Majesté puisse croire que je lui ai manqué de parole pour la chasse à cheval, n’y ayant été qu’une fois à celle du daim, et ne l’ayant pas même bien suivie[2].

Nous sommes arrivés hier de Marly ; pour moi, je suis revenue à pied. Je suis bien fâchée de me retrouver à Versailles, m’étant très bien amusée à Marly. Il y avait beaucoup de monde ; on y jouait avant et après souper ; pendant une absence du Roi nous avons dansé une fois, ce qui était fort gai ; ma sœur[3] en a paru enchantée. Nous partirons le 16 du mois prochain pour Compiègne.

Je ne vous parle point, ma chère maman, de la nomination de M. d’Aiguillon[4], ne me mêlant point d’affaires. L’on dit que c’est le coadjuteur de Strasbourg[5] qui doit aller à Vienne. Il est de très grande maison, mais la vie qu’il a toujours tenue ressemble plus à celle d’un soldat que d’un coadjuteur.

Adieu, ma chère maman, je vous embrasse de bon cœur et vous aime tendrement.

(Autographe, Archives impériales d’Autriche. Éd. Arneth, l. c., p. 36, avec fragment de fac-similé à la fin du volume ; Arneth et Geffroy, l. c., I, 171.)

  1. Le comte et la comtesse de Provence.
  2. Marie-Thérèse redoutait pour sa fille l’exercice du cheval, pour lequel, en revanche, la Dauphine avait un goût extrême. La jeune princesse commença par monter à âne ; puis un beau jour, excitée par ses tantes, encouragée d’ailleurs par le Roi et par son mari, elle sauta sur un cheval, qu’on avait, conduit secrètement, à un endroit marqué de la forêt de Fontainebleau. Elle promit bien à sa mère de ne pas suivre de chasses ; mais le goût était si vif et les occasions si tentantes, que Marie-Thérèse finit par se relâcher de sa sévérité, se bornant à des recommandations de prudence qui furent habituellement observées.
  3. La comtesse de Provence
  4. Armand de Vignerod, duc d’Aiguillon, protégé de Mme du Barry. Gouverneur de Bretagne, il avait eu de longs démêlés avec le Parlement de Rennes et le procureur général La Chalotais ; et, après sa révocation, il avait été flétri par le Parlement de Paris, comme « prévenu de faits qui entachaient son honneur ». On l’avait même accusé de s’être caché dans un moulin, lors de la descente des Anglais à Saint-Cast ; mais le fait semble faux. Quoi qu’il en soit, il fut un des adversaires acharnés de Marie-Antoinette, surtout lorsque, devenue reine, elle l’eut fait renvoyer et exiler. Né en 1720, il mourut en 1788.
  5. Louis-René-Édouard, prince de Rohan, le trop célèbre héros du Procès du Collier. Marie-Thérèse le redoutait instinctivement, et l’on voit avec quelle juste sévérité Marie-Antoinette le jugeait dès le début.