Lettres de Marie-Antoinette/Tome I/Lettre IV

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome I (p. 8-11).

IV.


À l'Impératrice Marie-Thérèse.
1770, 12 juillet.


Madame ma très chère mère, je ne peux vous exprimer combien j’étais touchée des bontés que Votre Majesté m’y marque, et je lui jure que je n’ai pas encore reçu une de ses chères lettres sans avoir eu les larmes aux yeux de regret d’être séparée d’une aussi tendre et bonne mère ; et, quoique je suis très bien ici, je souhaiterais pourtant ardemment de revenir voir ma chère et très chère famille, au moins pour un instant.

Je suis au désespoir que Votre Majesté n’a pas reçu ma lettre. J’ai cru qu’elle irait par le courrier, mais Mercy a jugé à propos de l’envoyer par Forcheron[1], et c’est, à ce que je m’imagine, ce qui cause le retard. Je trouve que c’est bien triste de devoir attendre mon oncle, mon frère et ma belle-sœur[2], sans savoir quand ils viendront. Je la supplie de me marquer si c’est vrai qu’elle est allée à leur rencontre à Gratz et que l’Empereur[3] est beaucoup maigri de son voyage ; cela pourrait m’inquiéter, n’ayant pas trop de graisse pour cela.

Pour ce qu’elle m’a demandé pour mes dévotions, je lui dirai que je n’ai communié qu’une seule fois ; je me suis confessée avant-hier à M. l’abbé Modoux, mais, comme c’était le jour que j’ai cru partir pour Choisy, je n’ai point communié, ayant cru d’avoir trop de distraction ce jour-là. Notre voyage à Choisy a retardé d’un jour, mon mari ayant eu un rhume avec de la fièvre ; mais cela s’est passé dans un jour, car, ayant dormi douze heures et demie tout de suite, il s’est trouvé très bien portant et en état de partir. Nous sommes donc depuis hier ici, où on est depuis une heure, où l’on dine, jusqu’à une heure du soir sans rentrer chez soi, ce qui me déplaît fort ; car après le dîner l’on joue jusqu’à six heures, que l’on va au spectacle qui dure jusqu’à neuf heures et demie, et ensuite le souper, de là encore jeu jusqu’à une heure et même la demie quelquefois ; mais le Roi, voyant que je n’en pouvais plus hier, a eu la bonté de me renvoyer à onze heures, ce qui m’a fait grand plaisir, et j’ai très bien dormi jusqu’à dix heures et demie, quoique seule : mon mari, étant encore au régime, est rentré avant souper et s’est couché tout de suite chez lui, ce qui n’arrive jamais sans cela.

Notre Majesté est bien bonne de vouloir bien s’intéresser à moi et même de vouloir savoir comme je passe ma journée. Je lui dirai donc que je me lève à dix heures ou à neuf heures et demie, et, m’ayant habillée, je dis mes prières du matin ; ensuite je déjeune, et de là je vais chez mes tantes[4], où je trouve ordinairement le Roi. Cela dure jusqu’à dix heures et demie ; ensuite à onze heures je vais me coiffer. A midi on appelle la chambre, et là tout le monde peut entrer, ce qui n’est point des communes gens. Je [mets] mon rouge et lave mes mains devant tout le monde ; ensuite les hommes sortent et les dames restent, et je m’habille devant elles. A midi est la messe ; si le Roi est à Versailles, je vais avec lui et mon mari et mes tantes à la messe ; s’il n’y est pas, je vais seule avec M. le Dauphin, mais toujours à la même heure. Après la messe nous dînons à nous deux devant tout le monde, mais cela est fini à une heure et demie, car nous mangeons fort vite tous deux. De là je vais chez M. le Dauphin, et s’il a affaires je reviens chez moi, je lis, j’écris ou je travaille ; car je fais une veste pour le Roi, qui n’avance guère, mais j’espère qu’avec la grâce de Dieu elle sera finie dans quelques années. A trois heures je vais encore chez mes tantes, où le Roi vient à cette heure-là ; à quatre heures l’abbé vient chez moi ; à cinq heures tous les jours le maître de clavecin ou à chanter jusqu’à six heures. A six heures et demie je vais presque toujours chez mes tantes, quand je ne vais point promener ; il faut savoir que mon mari va presque toujours avec moi chez mes tantes. A sept heures on joue jusqu’à neuf heures, mais quand il fait beau je m’en vais promener, et alors il n’y a point de jeu chez moi, mais chez mes tantes. A neuf heures nous soupons, et quand le Roi n’y est point, mes tantes viennent souper chez nous ; mais quand le Roi y est, nous allons après souper chez elles ; nous attendons le Roi, qui vient ordinairement à dix heures trois quarts, mais moi en attendant me place sur un grand canapé et dors jus qu’à l’arrivée du Roi ; mais quand il n’y est pas nous allons nous coucher à onze heures. Voilà toute notre journée. Pour ce que nous faisons les dimanches et fêtes, je me le réserve à lui mander une autre fois.

Je vous supplie, ma très chère mère, de pardonner si ma lettre est trop longue, mais c’est mon seul plaisir de m’entretenir avec elle. Je lui demande encore pardon si la lettre est sale, mais je l’ai dû écrire deux jours de suite à la toilette, n’ayant pas d’autre temps à moi, et si je ne lui réponds pas exactement, qu’elle croie que c’est par trop d’exactitude à brûler la lettre[5]. Il faut que je finisse pour m’habiller et aller à la messe du Roi ; j’ai donc l’honneur d’être

la plus soumise fille,
Antoinette

Choisy, ce 12 juillet 1770.

Je lui envoie la liste des présents que j’ai reçus, croyant que cela pourrait l’amuser.

(Autographe signé, Archives impériales d’Autriche. Éd. Arneth, l.c., p.12, avec fragment de fac-similé à la fin du volume ; ARNETH et GEFFROY, l. c., I,18.)

  1. Huissier de la chambre.
  2. Le prince Charles de Lorraine, frère de François Ier, le grand-duc de Toscane Léopold et sa femme. Ce voyage n’eut pas lieu.
  3. Joseph II, frère aîné de Marie-Antoinette, né le 13 mars 1741, élu roi des Romains le 27 mars et couronné le 3 avril 1764, empereur à la mort de son père, le 18 août 1765, mort le 20 février 1790. Il avait épousé successivement Marie-Isabelle, fille du duc de Parme, morte le 27 novembre 1763, et Marie-Josèphe, princesse de Bavière, morte en 1767, Il n’avait d’enfant ni de l’un ni de l’autre de ces mariages.
  4. Les tantes, ou Mesdames, étaient les trois filles non mariées de Louis XV : Mme Adélaïde, née en 1732; Mme Victoire, née en 1733, Mme Sophie, née en 1734. Le Roi allait beaucoup chez ses filles, et c’était dans leur appartement que le matin il allait habituellement prendre son café. Il y avait une quatrième tante, Mme Louise, née en 1735, et entrée le 11 avril 1770 au couvent des Carmélites de Saint-Denis, où elle mourut en odeur de sainteté, le 23 décembre 1787. Mme Sophie était morte le 2 mars 1782 ; Mmes Adélaïde et Victoire émigrèrent en 1791 et moururent en exil à Trieste : Mme Victoire le 8 juin 1799, et Mme Adélaïde le 18 février 1800.
  5. La Dauphine était tellement convaincue que rien n’était en sûreté chez elle, qu’elle brûlait les lettres de sa mère, dans la crainte qu’on ne vînt à les découvrir, et qu’elle n’écrivait qu’à sa toilette, n’osant laisser aucun papier dans son secrétaire.