Lettres de Marie-Antoinette/Tome I/Lettre III

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome I (p. 3-7).
9 juillet 1770

III.

À l'Impératrice Marie-Thérèse.

1770, 9 juillet.
Ce 9 juillet 1770[1].

Madame ma très chère mère, ayant appris que le courrier devait partir après-demain et que nous partons de main pour Choisy[2] je n’ai pas voulu attendre les lettres que Mercy[3] doit m’apporter ce soir, de peur de n’avoir pas le temps de répondre ; ainsi je me le réserve pour une autre occasion. Nous partons donc demain 10 pour Choisy et nous en reviendrons le 13, pour aller à Bellevue[4] le 17 et le 18 à Compiègne[5], où nous restons jusqu’au 28 d’août, et de là pour quelques jours à Chantilly[6]. Le Roi a mille bontés pour moi et je l’aime tendrement ; mais c’est à faire pitié la faiblesse qu’il a pour Mme du Barry[7], qui est la plus sotte et impertinente créature qui soit imaginable. Elle a joué tous les soirs avec nous à Marly[8] ; elle s’est trouvée deux fois à côté de moi, mais elle ne m’a point parlé et je n’ai point tâché justement de lier conversation avec elle ; mais, quand il le fallait, je lui ai pourtant parlé.

Pour mon cher mari, il est changé de beaucoup, et tout à son avantage. Il marque beaucoup d’amitié pour moi et même il commence à marquer de la confiance. Il n’aime certainement point M. de la Vauguyon[9], mais il le craint. Il lui est arrivé une singulière histoire l’autre jour. J’étais seule avec mon mari, lorsque M. de la Vauguyon approche d’un pas précipité à la porte pour écouter. Un valet de chambre, qui est sot ou très honnête homme, ouvre la porte, et M. le duc s’y trouve planté comme un piquet sans pouvoir reculer. Alors je fis remarquer à mon mari l’inconvénient qu’il y a de laisser écouter aux portes, et il l’a très bien pris.

Comme j’ai promis à Votre Majesté de lui dire la moindre indisposition, je lui dirai donc que j’ai eu un peu de dévoiement, mais la diète l’a fait finir. Mon mari a eu en même temps une indigestion, mais cela ne l’a pas empêché d’aller à la chasse.

J’ai aujourd’hui un grand embarras. Je me confesserai à cinq heures à l’abbé Modoux[10], Mercy et l’abbé[11] m’ayant conseillé de le prendre. Je n’ai point douté que vous en serez contente, et le Roi a été aussi content. J’ai oublié de lui[12] dire que j’ai écrit hier la première fois au Roi ; j’en ai eu grande peur, sachant que Mme du Barry les lit toutes ; mais vous pouvez être bien persuadée, ma très chère mère, que je ne ferai jamais de faute ni pour ni contre elle.

Votre Majesté permettra que je lui envoie une lettre pour Naples, dans laquelle j’avertis ma sœur[13] d’envoyer ses lettres par Vienne. J’ai l’honneur d’être, avec la plus respectueuse tendresse,

la plus tendre et soumise fille,
Antoinette[14].

(Autographe signé, Archives impériales d’Autriche. Éd. Arneth, Maria Theresia und Marie Antoinette, 2e édit., p. 9 ; Arneth et Geffroy Marie-Antoinette. Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, avec les lettres de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, I, 16.)

    de sa vue, dès 1776, et se retira à Issy, chez les prêtres de Saint-François de Sales ; c’est là qu’il mourut en 1780. Ses papiers sont conservés aujourd’hui au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris. On peut consulter sur l’abbé Maudoux une très intéressante notice de M. Ant. de Lantenay, publiée en 1881 dans la Revue catholique de Bordeaux.

  1. Pour donner une idée de l’orthographe de Marie-Antoinette,nous reproduisons ici le texte original de cette lettre, tel que M. d’Arneth l’a donné en note (p. 9) :

    « ce 9 juillet 1770.

    « Madame ma tres çhere Mere. Ayant apris que le coimer devoit partire après demain et que nous partons demain pour Choisy je n’ai pas voulu attendre les lettres que Mercy doit m’apporter ce soir de peur de n’avoir pas le temps de repondre ; ainsi je me le reserve pour une autre occasion.

    « Nous partont donc demain 10. pour Choissi et nous reviendrons le 13 pour aller à Bellvue le 17 : et le 18 a Compiegne ou nous restont jusqu’au 28 d’Aoust et delà pour quelque jours à Chantilly. le Roi a mille bontes pour moi et je l’aime tendrement mais s’est a faire pitie la foiblesse qu’il a pour Md. du Barry qui est la plus sotte et impertinant créature qui soit imaginable elle a jouë tous les soirs avec nous a Marly elle s’est trouve deux fois a cotes de moi mais elle ne ma point parle et je n’ai point tachee justement de lié conversation avec elle mais quand il le faloit je lui ai pourtant parle, pour mon cher Mary il est change de beaucoup et toute a son avantage, il marque beaucoup d’amitie pour moi et même il commence a marquer de la confiance. il n’aime certainement point Mr de la Vauguyon mais il le craint il lui est arrive un singulier histoire l'autre jour, j’etoit seule avec mon Mary lorsque M. de la Vauguyon approche d’un pas precipité a la porte pour écouter. un valet de Chambre qui est sot ou tres honnete homme ouvre la porte et M. le Duc si trouve planté comme un piqué sans pouvoir reculé lorsse je fit remarquer a mon Mary l’inconvénient qu’il y a de laisser ecouter au porte et il la tres bien prisse. Comme j’ai promisse a Votre Majesté de lui dire la moindre indisposition je lui dirai donc que j’ai eu un peu devoiement mais la diette la fait finire, mon mary a eu en meme temps une indigestion mais cela ne la pas empeché d’aller a la chasse. J’ai aujourd’hui un grand embaras. Je me confesserai à 5 heure a l’abbée Modoux Mercy et l’abbée m’ayant conseilie de le prendre je n’ai point douté que vous en serez contente et le Roi été aussi content.

    J’ai oublie de lui dire que j’ai ecrie hier la premier foi au Roi j’en ait eu grande peur sachant que Md. du Barry les lit toutte mais vous pouvez être bien persuadée ma tres chere Mere que je ne ferai jamais de faute n y pour n’y contre elle.

    « Votre Majesté permettera que je lui envoye une lettre pour Naple dans laquelle J’avertis ma sœur d’envoyer ses lettres par Vienne. J’ai l’honneur d’etre avec la plus respectueuse tendresse

    « la plus tendre

    « et soumisse fille

    Antoinette.

  2. Le château de Choisy, construit par la grande Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, avait été racheté par Louis XV à la princesse de Conti. Il fut alors considérablement augmenté et richement décoré. C’était une des résidences entre lesquelles la cour, sous Louis XV et au commencement du règne de Louis XVI, partageait son été. Il n’en reste rien aujourd’hui que quelques peintures, transportées aux musées du Louvre ou de Versailles.
  3. Florimond-Claude, comte de Mercy-Argenteau, d’une très ancienne famille seigneuriale du pays de Liège, naquit à Liège, le 20 avril 1727. Après avoir achevé son éducation à l’Académie de Turin, alors fort en vogue, il entra dans la carrière diplomatique vers 1750 et fut en 1752 chevalier d’ambassade à Paris, près du comte, depuis prince de Kaunitz, qui l’appréciait fort. Nommé en 1754 ministre d’Autriche près du roi de Sardaigne, puis en 1761 à Saint-Pétersbourg, où il fut témoin de la révolution qui mit Catherine II sur le trône ; un moment ambassadeur en Pologne, où il essaya vainement de soutenir le parti patriote contre Poniatowski et les amis de la Russie, il vint en 1766 remplacer en France comme ambassadeur le prince de Stahrenberg. C’est à ce titre qu’il négocia avec Choiseul le mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette et qu’il reçut la jeune archiduchesse à son arrivée à Versailles. C’est à ce titre aussi qu’il fut chargé par Marie-Thérèse d’être le guide et le mentor de sa fille. « Voyez souvent Mercy, suivez tous les conseils qu’il vous donnera ; Mercy est chargé de vous parler clair, » répétait sans cesse l’Impératrice à Marie-Antoinette. Et en effet, pendant cette période de 1770 à 1780, les rapports secrets de l’ambassadeur, publiés par M. le chevalier d’Arneth et M. Geffroy, sont la source la plus précieuse et la plus sûre à laquelle puisse puiser l’historien de la Reine ; on y suit sa vie et sa pensée jour par jour et presque heure par heure. Après la mort de Marie-Thérèse, le rôle de Mercy, sans diminuer d’importance, change un peu de nature : il est plus politique et moins intime ; on le sent à la lecture de ses rapports à. Joseph II et au prince de Kaunitz, publiés, eux aussi, par M. le chevalier d’Arneth et M. Flammer mont. Mais, après la prise de la Bastille, l’ambassadeur, par prudence et dans l’intérêt de la Reine, chaque jour insultée et calomniée sous le nom d'Autrichienne, crut devoir s’éloigner de la cour, et se retira aux environs de Paris, à Chenevières. Il n’en demeura pas moins un des conseillers les plus écoutés de la malheureuse souveraine, et c’est lui, entre autres, qui la décida à entrer en relations avec Mirabeau. Lors même qu’en octobre 1790 il quitta définitivement la France pour résider dans les Pays-Bas autrichiens, où l’appelait la confiance de l’empereur Léopold, il resta en correspondance suivie avec la Reine et fut, avec Breteuil et Fersen, un de ses confidents et de ses agents à l’étranger. Malgré tous ses efforts, il ne put ni la sauver ni la venger. Chargé en dernier lieu d’une mission à Londres, il tomba malade en y arrivant et mourut le 25 août 1794.
  4. Bellevue, construit par Mme de Pompadour et décoré avec la plus grande magnificence par les plus renommés artistes du temps. Louis XVI, à son avènement, en fit présent à ses tantes, Mesdames, qui ne le quittèrent qu’au moment de leur émigration, le 19 février 1791. Le château estaujourd’hui détruit.
  5. Compiègne, autre château royal, complètement rebâti par Louis XV, sur les plans de l’architecte Gabriel. C’est à Compiègne, le 14 mai 1770, que Marie-Antoinette, arrivant d’Allemagne, avait rejoint la famille royale.
  6. Chantilly, la merveilleuse résidence des Condé. Rasé à la Révolution, le château a été réédifié par Mgr le duc d’Aumale, qui l’a légué à l’Institut de France avec ses inestimables collections.
  7. Jeanne Bécu, comtesse du Barry, devenue, par une misérable intrigue, la favorite du Roi ; exilée à la mort de Louis XV, guillotinée le 8 décembre 1793 ; personnage trop connu pour que nous ayons besoin d’insister sur son compte.
  8. Marly, château construit par Louis XIV, aujourd’hui détruit. Les déplacements à Marly étaient fort recherchés — car le Roi n’y emmenait habituellement que peu de monde — et fort coûteux.
  9. Antoine-Paul-Jacques de Quélen, duc de la Vauguyon, né en 1706, mort en 1772. Le duc de la Vauguyon avait été gouverneur de Louis XVI et de ses frères, et, grâce à l’influence que lui donnait ce titre, il était devenu, avec la comtesse de Marsan, un des chefs du parti des dévots, parti opposé à Choiseul, et par conséquent peu sympathique à Marie-Antoinette. Le duc avait servi avec honneur, mais s’était rendu ridicule par son excessive vanité. On peut lire dans la Correspondance de Grimm, au tome VII, son pompeux billet de mort, dont la cour et la ville firent des gorges chaudes.
  10. L’abbé Maudoux (et non Modoux, comme l’écrivait Marie-Antoinette), né à Paris en 1724, successivement vicaire de Saint-Paul et de Saint-Louis en l’Ile, puis curé de Bretigny, avait été nommé confesseur du Roi à la fin 1764, et confesseur de la Dauphine en 1770, après une conférence entre le duc de Choiseul, le prince de Starhemberg, l’évêque d’Orléans et la comtesse de Noailles. C’était un prêtre excellent, « d’une probité et piété reconnues, » si désintéressé que, malgré son séjour et sa situation à la cour, il ne sollicita jamais une abbaye. Un de ses parents l’ayant prié d’en demander une pour lui, elle reçut que cette belle réponse : « L’Église a besoin de bons vicaires et de bons curés, elle n’a besoin ni de bénéficiera ni de pensionnaires. » Un moment confesseur de Louis XVI et de ses frères, après la mort de l’abbé Soldini, et, quoique maintenu avec ce titre à l'Almanach royal en 1778 et même IJ29, l’abbé Maudoux dut quitter la cour, il cause de l’état
  11. L’abbé de Vermond, né en 1735, était bibliothécaire au collège Mazarin lorsque, sur la demande de Marie-Thérèse et à la recommandation de l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, il fut envoyé par Choiseul à Vienne en 1769, pour être l’instituteur de l’archiduchesse Marie-Antoinette, fiancée au Dauphin de France. Il resta ensuite près de la Dauphine et plus tard de la Reine en qualité de lecteur, et eut sur la jeune princesse une véritable influence. Marie-Thérèse et Mercy avaient grande confiance en lui, et, malgré les attaques de Mme Campan dans ses Mémoires, il semble bien que cette confiance était justifiée. L’abbé de Vermond émigra après la prise de la Bastille.
  12. À l’Impératrice. Marie-Antoinette s’adresse souvent à sa mère sous cette forme respectueuse, alternant avec le vous.
  13. Marie-Caroline, sœur aînée de Marie-Antoinette, née le 13août 1752, mariée en 1768 à Ferdinand, roi de Naples, mortele 8 septembre 1814.
  14. M. d’Arneth a donné, à la fin de sa première édition, un fragment de cette lettre, en fac-similé.