Lettres de Marie-Antoinette/Tome I/Lettre IX

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome I (p. 19-23).

IX.

À l’Impératrice Marie-Thérèse.
1771, 13 octobre.
Ce 13 septembre[1].

Madame ma très chère mère, c’est avec bien du plaisir et de l’impatience que j’ai ru arriver le courrier, y ayant bien longtemps que je n’ai eu de vos chères nouvelles. Vous me permettrez de m’excuser sur tous les points que vous me mandez. Premièrement, je suis au désespoir que vous ajoutiez foi à tous les mensonges qu’on vous mande d’ici, de préférence il ce que peut vous dire Mercy et moi. Vous croyez donc que nous voulons vous tromper. J’ai bien des raisons de croire que le Roi ne désire pas de lui-même que je parle à la Barry, outre qu’il ne m’en a jamais parlé. Il me fait plus d’amitiés depuis qu’il sait que j’ai refusé, et, si vous étiez à portée de voir comme moi tout ce qui se passe ici, vous croiriez que cette femme et sa clique ne seraient pas contents d’une parole, et ce serait toujours à recommencer. Vous pouvez être assurée que je n’ai pas besoin d’être conduite par personne pour tout ce qui est de l’honnêteté. Pour les Broglie, si vous étiez mieux informée, ma chère maman, vous sauriez qu’un petit Broglie manque dans ce pays-ci comme il ne manquerait pas à Vienne. J’ai écrit avec toute l’honnêteté possible à Mme de Boufflers[2] que le Roi n’accorde pas ce qu’elle demandait ; les Broglie ont jugé à propos de tourner ma lettre en ridicule et en ont donné des copies ; ce n’est pas là un travers pris pour quelqu’un à ma suite.

J’étais bien fâchée de ne pouvoir faire l’affaire de Mme de Bussy ; j’ai mandé dans le temps à la princesse Charlotte[3] que j’avais tout tenté et que cela était impossible, vu la naissance de M. de Bussy[4], quoique la sienne soit très bonne. La mort de Mme de Villars[5] m’a donné bien de la tracasserie. M. de la Vauguyon m’a persécutée jusqu’à faire écrire M. le Dauphin (qui dans le fond ne s’en soucia pas) à M. d’Aiguillon pour me faire parler en faveur de Mme de Saint-Mégrin[6] dame d’atours, à la place de la duchesse de Villars. La Dauphine avait écrit au Roi pour le supplier de ne pas faire cette nomination, et le Roi avait répondu : « Je ne suis pas surpris que Mme de Saint-Mégrin ne vous convienne pas, elle est trop jeune et par trop bête. » Ce second mot avait été effacé ; mais il était visible par les ratures.</ref>. Quoiqu’on vous dise que je n’ose pas parler au Roi, je lui ai parlé, du consentement de M. le Dauphin, et il m’a autorisée à le refuser. Je l’ai prié en même temps de vouloir bien agréer une de mes dames pour la place de dame d’atours, qu’il a refusée par l’instigation de Mme du Barry. On m’a donné la duchesse de Cossé[7], fille de M. de Nivernais[8] et belle-fille du maréchal de Brissac[9] ; elle a très bonne réputation. Le Roi m’avait chargée de lui apprendre sa nomination, en me marquant qu’il ne le disait a personne ; cependant, dès la veille, M. d Aiguillon avait été l’annoncer à Mme de Cossé, et il y avait cinquante personnes dans la confiance. Je me suis plainte au Roi du ridicule que me donnait l’indiscrétion de ses confidents ; il m’a bien reçue et m’a dit qu’il en était fâché. J’ai pris Mme la duchesse de Luxembourg[10], fille de M. de Paulmy, à la place de Mme de Boufflers ; elle est jeune et paraît bonne enfant ; dans ce moment-ci on n’a pas trop le choix des dames, à cause des tracasseries des affaires et de la favorite.

Vous saurez sûrement, ma très chère maman, le malheur de Mme la duchesse de Chartres[11], qui vient d’accoucher d’un enfant mort ; quoique cela soit terrible, je voudrais pourtant en être là, mais il n’y en a pas encore d’apparence.

On dit que l’abbé de Langeac est à Vienne avec le coadjuteur ; c’est un fort mauvais sujet et est fils bâtard de la Sabatin, maîtresse de M. de la Vrillière[12]  ; celle du contrôleur général[13] a été chassée, atteinte et convaincue d’avoir vendu tous les emplois ; je voudrais bien que toutes les autres fussent chassées de même. Pour vous faire voir l’injustice des amis de la Barry, je dois vous dire que je lui ai parlé à Marly ; je ne dis pas que je ne lui parlerai jamais, mais ne puis convenir de lui parler à jour et heure marquée pour qu’elle le dise d’avance et en fasse triomphe. Je vous demande pardon de ce que je vous ai mandé si vivement sur ce chapitre ; si vous aviez pu voir la peine que m’a fait votre chère lettre[14], vous excuseriez bien le trouble de mes termes et vous croiriez bien que, dans ce moment comme toute ma vie, je suis pénétrée de la plus vive tendresse et la plus respectueuse soumission pour ma chère maman.

Antoinette

(Autographe signé, Archives impériales d’Autriche. Éd. Arneth, l.c., p.44 ; Arneth et Geffroy, l. c., I, 221.)

  1. Cette lettre est datée du 13 septembre ; mais M. Geffroy fait remarquer justement que c’est une erreur de date : la lettre répond manifestement à une lettre de Marie-Thérèse du 3o septembre. En outre, elle parle de certains événements postérieurs au 13 septembre.
  2. La duchesse de Boufflers, née Montmorency, était belle-fille de la maréchale de Luxembourg. Sa fille fut la charmante Amélie de Boufflers, l’épouse délaissée du trop fameux duc de Lauzun.
  3. La princesse Charlotte de Lorraine, abbesse de Remiremont, tante de Marie-Antoinette.
  4. Charles-Joseph Patissier, marquis de Bussy-Castelnau, un des plus brillants lieutenants de Dupleix dans l’Inde. Sa femme était Mlle de Messey, parente de Choiseul, elle demandait à être présentée à la cour.
  5. Dame d’atours de la Dauphine, — Amable-Gabrielle de Noailles, née en 1706, mariée à Henri-Armand, duc de Villars ; elle était morte le 15 septembre.
  6. Belle-fille du duc de la Vauguyon. On sait combien Marie-Antoinette avait peu de sympathie pour toute cette famille. Depuis un certain temps déjà la cabale s’agitait pour faire nommer la marquise de Saint-Mégrin
  7. Adélaïde-Diane-Hortense-Délie Mancini de Nevers, celle qu’on nommait Mancinetta, fille du duc de Nivernais, mariée le 14 avril 1760 au duc de Cossé-Brissac ; femme charmante, « aimée et respectée de tous pour ses vertus et l’agrément de son esprit, » écrivait le comte de Creutz. Forcée de quitter la cour en 1775 pour sa santé et celle de son fils, elle fit à la Reine, avant de partir, de très sages observations : ce qu’elle nomma son testament de fidélité. Son mari, intime de Mme du Barry, mais très dévoué à Louis XVI, commanda la garde constitutionnelle en 1792, fut renvoyé devant la haute Cour d’Orléans et massacré à Versailles le 9 septembre 1792.
  8. Louis-Jules-Barbon Mancini-Mazarini, duc de Nivernais, né le 16 décembre 1716, le type du grand seigneur ami des lettres et des arts, littérateur lui-même, diplomate, membre de l’Académie française, respecté de tous même pendant la Révolution, mort le 27 février 179s. On peut consulter sur le duc de Nivernais les deux très intéressants volumes de M. Lucien Perey : Un petit-neveu de Mazarin et La fin du XVIIIe siècle.
  9. Jean-Paul-Timoléon de Cossé, duc de Brissac, né le 12 octobre 1698, maréchal de France en 1768, mort le 17 décembre 1780.
  10. Madeleine-Suzanne-Adélaïde de Voyer d’Argenson de Paulmy, duchesse de Luxembourg, née le 25 janvier 1752, mariée le 9 avril 1771 au fils du duc de Bouteville, qui fut président de la noblesse de Poitou aux États généraux.
  11. Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon, fille du duc de Penthièvre, mariée au duc de Chartres, plus tard duc d’Orléans (Philippe Égalité).
  12. Louis Phelypeaux, comte de Saint-Florentin, çréé duc de la Vrillière en 1770, était ministre depuis 1725. On l’appelait le petit duc, à cause de sa taille. Comme il avait dans son département les lettres de cachet, il fut l’un des ministres les plus décriés de Louis XV. Il avait eu pour maîtresse une femme Sabatin, qui, devenue veuve, se remaria avec un comte de Langeac et légitima ainsi les nombreux enfants qu’elle avait eus du duc de la Vrillière. Celui-ci fut renvoyé en 1775 et remplacé par Malesherbes. Le duc de la Vrillière était né en 1704 ; il avait épousé en 1724 la comtesse Anne-Amélie de Platin, dont il se sépara en 1767. Il mourut à Paris à la fin de février 1777 et fut enterré sans pompe, le 2 mars, à sa terre de Châteauneuf-en-Loire, qu’il avait fait ériger en duché-pairie sous le nom de la Vrillière.
  13. L’abbé Terray.
  14. Voir cette lettre dans le recueil de MM. d’Arneth et Geffroy, Correspondance secrète, I, 217.