Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 28-31).
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À MAX KLINGER

Coblentz, lundi [11 juin 1883].[1]
Cher jeune Maître,

Je trouve votre complaisante et longue lettre en revenant de Cologne, où j’ai visité deux expositions (dont un musée). Je suis content d’avoir vu là la Vergiftet de G. Max, que je n’aimais pas jusqu’ici, ne la jugeant que par deux ou trois têtes fades, une entre autres chez Gurlitt. Je voulais citer dans mon Salon Fischer, Œder, etc., qui m’avaient paru pas sans valeur, mais j’ai vu de leurs toiles à Cologne, c’est toujours la même chose. C’est trop bête, n’est-ce pas ?

J’ai passé une semaine à Berlin. Je croyais que vous n’y étiez pas, — et je regrette bien de n’avoir pas été vous voir, excusez-moi.

Mille merci pour les renseignements qui ont dû vous distraire de votre travail ou plutôt de vos rêveries. Comment ! vous avez lu l’Éducation sentimentale. Vous êtes vraiment extraordinaire : pessimiste comme vous l’êtes, tout Flaubert vous plaira.

Oui, je fais le Salon de Berlin tant bien que mal. Je parle longuement de vous comme de l’artiste le plus personnel, mais non sans reproche. Vous verrez, « qui aime bien châtie bien »…

Je dirai que je préfère le petit Menzel à ses deux Frédéric de la National Galerie. Je dirai du mal de Richter et aussi (??) de Gustrow, non en général, mais pour ses portraits de Salon que je trouve fades et bêtes.

J’ai vu à Cologne un joli J. Brandt, moins banal que tout ce qu’il fabrique en général, etc. Je crois que vous approuverez mes impressions. Tout de Hertel ne me plaît pas également, mais (impressionnisme à part) il a un joli tempérament de peintre (son aquarelle).

Quel vilain métier que celui de critique d’art, n’est-ce pas ? Ce métier a été déshonoré par tant d’ignorants et les artistes ont bien souvent raison de nous mépriser. Pour ma part, vous ne pourriez croire avec quelle conscience je m’y adonne. Non en lisant des livres et en fouillant les vieux Musées, mais en cherchant à voir clair dans la nature en regardant humainement, comme un homme préhistorique, l’eau du Rhin, les ciels, les prairies, les foules, et les rues, etc. J’ai plus étudié dans les rues, les appartements, les théâtres, etc., de Paris que dans ses bibliothèques. Si je n’étais pas persuadé que j’ai l’œil artiste et que je suis hostile à tous les préjugés artistiques, sincère et désireux d’instruire le public délicat, je n’écrirais point cela, croyez-le.

Vous allez à Paris, j’en suis bien heureux pour vous. Quel bien cela vous fera ! Tâchez de connaître Renouard, Lançon, Guérard (veuf de Mme Éva Gonzalés) et Chifflart aussi. J’ai un frère qui a quitté l’École des Beaux-Arts, il y a quatre ans, mais il n’est pas à Paris en ce moment. Vous arriverez trop tard pour voir le Salon, et, ce qui est plus irréparable, l’exposition de Sisley.

Vous verrez les beaux paysages de la Seine, Notre-Dame, au soleil couchant, etc.

Si vous arrivez avant la fin de la saison, allez aux cafés-concerts des Champs-Élysées, et du moins aux Folies-Bergère.

Vous verrez comme les habits noirs (les fracs) sont sublimes à Paris. Et les chapeaux de femmes ! Allez passer des après-midi dans la foule aux magasins du Louvre et du Bon Marché.

J’oubliais. Tâchez de connaître le graveur en pointe sèche Desboutin et l’extraordinaire Bracquemond. Feuilletez les albums de Jacquemart.

Ne vous préoccupez pas de mes photographies[2]. Si elles vous servaient à quelque chose, emportez-les à Paris. Si Bernstein vous donne une lettre pour Ch. Ephrussi, celui-ci vous fera connaître qui vous voudrez.

Votre pessimisme deviendra plus noir encore dans les tristesses et les splendeurs de la ville monstre : vous lirez beaucoup. Votre pointe se fera plus libre, plus grasse, votre œil plus enveloppant et plus aigu et, avec votre imagination alors, vous ferez sensation à Paris.

Vous verrez comme la presse parisienne est admirable quand elle a découvert un véritable et original artiste.

Je serai à Paris dans deux mois. Sans doute j’aurai votre adresse. Au revoir.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Cette lettre, ainsi que les trois autres adressées au même Max Klinger, furent publiées peu après la mort de Laforgue dans la Cravache parisienne du 8 septembre 1888, et, en allemand, en tête de la traduction des Moralités légendaires par Paul Wiegler. « Sagenhafte Sinnspiele ». Stuttgart, 1905.
  2. Des reproductions d’œuvres appartenant au musée du Louvre.