Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 26-27).
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LXVII

À M. CHARLES HENRY

Coblentz [6 ou 7 juin 1883].
Mon cher Henry,

Votre lettre était adressée à Bade que j’avais quitté pour passer une semaine à Berlin (occasion d’un article sur le Salon) et je suis ici.

Que devenez-vous ou plutôt que ne devenez-vous pas ? Que publiez-vous ou plutôt que ne publiez-vous pas ? Et la sculpture ?

J’aime l’Oiseau crucifié de Marie Krysinska[1]. Mais avouez qu’il y a là trois ou quatre scories ou bavures rentrées. Pourquoi Bellanger ne devient-il pas quelqu’un ? Vous êtes bien heureux d’avoir vu le Salon. Il y a là des inconnus qui m’intéressent : Aman-Jean, Stott, etc., et Rochegrosse qui se fourvoie, à moins qu’il n’ait subtilement calculé qu’en exposant une Andromaque, le monde serait d’autant plus épaté l’an prochain en voyant de lui une Scène de coulisses, etc., [2].

Ah ! si j’étais à Paris avec une plume !

Tout est à renouveler en peinture. (Quels triomphes !) Quel langage aussi pour une nature-mort-croque qui fera, au lieu de melons, de chaudrons, de poissons, d’armures, etc., une vitrine de modiste (les chapeaux de femmes !!), un étal de fromages, une bijouterie du Palais-Royal, un intérieur d’omnibus roulant. Y a-t-il encore un peintre des industries du métal ? etc.

Je fais le Salon de Berlin qui est d’un lamentable achevé.

Jules Laforgue.

  1. Un poème publié dans la Vie Moderne avec un dessin de leur ami Bellanger.
  2. M. William Stott exposait Ronde d’enfants et l’Atelier du grand-père. De M. Aman-Jean, qui depuis orthographia son prénom Aman, se voyaient le Portrait de Mme X… et Saint Julien l’Hospitalier (« Il s’en alla, mendiant sa vie par le monde. Il connut la faim, la soif et la vermine. » G. Flaubert). Le prix du Salon fut dévolu à M. Georges Rochegrosse, qui déjoua les prévisions de cette lettre, en 1883 par son abstention, et les années suivantes par sa peinture. [Note de M. Félix Fénéon.]