Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 23-25).
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LXVI

À SA SŒUR

Strasbourg, lundi [21 mai 1883].[1]
Ma chère Marie,

Je viens de dîner dans un hôtel, quelconque, où je n’ai entendu parler que français. Je suis à Strasbourg (je t’écris dans un café plein de soleil). Je n’avais rien à faire à Bade aujourd’hui.

En trois heures et demie de chemin de fer on est à Strasbourg, et je suis venu.

Je suis extrêmement heureux de passer ma journée ici. Que d’observations ! Tu sais que Strasbourg fait partie de l’empire allemand depuis le traité de Francfort qui a terminé la guerre de 1870, donc que d’observations !

On se croirait en France. — Les enseignes sont en français, etc. On entend partout parler notre douce langue, excepté, hélas ! par les petits enfants qui jouent dans les ruisseaux, chose qui m’a touché au cœur. Au lieu des marchands de cigares que l’on voit partout en Allemagne, c’est encore ici le bureau de tabac avec sa lanterne rouge — et la cathédrale (si célèbre, tu le sais) ; un quidam s’offrait comme guide et comme je déclinais ses services en français, il m’a offert l’image que je t’envoie ici. Il m’a confié, avec des larmes dans la voix, qu’il était un ancien commissionnaire et je me suis fendu d’un franc.

En entrant dans la ville sur le seuil d’une boutique un enfant pleurait. Une jeune bonne est venue et lui a dit : « Pourquoi que tu pleures, René ! » Tu ne peux te figurer combien cette simple phrase m’est allée au cœur ; le bon moyen de maintenir le patriotisme dans le cœur des Français est de les faire voyager.

On voit partout des gibus et des pieds peu élégants, c’est la France. — Puis les cigarettes et les cheveux et la barbe noirs ou du moins châtains.

J’ai devant moi deux journaux d’Alsace. La feuille est divisée en deux, la moitié en allemand, la moitié en français. Mais je n’ai qu’à regarder sur la place des troupiers à lourdes bottes et à masques pointus, ils font l’exercice.

Je t’embrasse.

Adieu. Écris-moi — le 28 de ce mois nous partons pour Berlin.

Jules.

  1. Cette date nous est fournie par l’Agenda 1883 publié dans le numéro d’octobre 1920 de la Nouvelle Revue Française et que l’on trouvera au volume des Œuvres posthumes.