Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 19-22).
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LXV

À SA SŒUR

Bade, lundi, 83 [mai].[1]
Ma chère Marie,

Reçu ta lettre il y a plusieurs jours. Je l’avoue, mea culpa, mea culpa.

Et ton portrait, qui est toujours devant moi.

Enfin, voilà un vrai portrait. Les photographes établis sont des imposteurs fallacieux. Tu es très bien. Je te vois au naturel. Envoie-m’en encore un autre, bientôt. Ça ne coûte rien à Émile.

Pour le mériter, d’ailleurs, je t’envoie une poignée de vers pris dans le tas (si, toutefois, cet envoi ne va pas à l’encontre de mon but). Des tas d’affaires m’ont empêché de te répondre.

Il fait une chaleur accablante, à canoniser le pôle arctique. Je lis, je fume, je travaille, je vagabonde par la Forêt Noire. Mais les paysages d’ici, bien qu’uniques au monde, m’écœurent, ils sont plus beaux que nature, ça a l’air d’après les tableaux de Gustave Doré. Vraiment. Puis, j’ai voulu te recopier quelques vers. Ne les perds pas. Je n’en ai qu’une copie. Ils te paraîtront peut-être bizarres. Mais j’ai abandonné mon idéal de la rue Berthollet, mes poèmes philosophiques.

Je trouve stupide de faire la grosse voix et de jouer de l’éloquence. Aujourd’hui que je suis plus sceptique et que je m’emballe moins aisément et que, d’autre part, je possède ma langue d’une façon plus minutieuse, plus clownesque, j’écris de petits poèmes de fantaisie, n’ayant qu’un but : faire de l’original à tout prix. J’ai la ferme intention de publier un tout petit volume (jolie édition), luxe typographique, écrin digne de mes bijoux littéraires ! titre : Quelques complaintes de la vie. Avec cette épigraphe tirée des Aveux :

Et devant ta présence épouvantable, ô mort,
Je pense qu’aucun but ne vaut aucun effort.

J’ai déjà une vingtaine de ces complaintes. Encore une douzaine et je porte mon manuscrit je ne sais où.

J’y regrette une chose — certains vers naturalistes y échappés et nécessaires. J’ai perdu de mon enthousiasme, mes naturalismes, comme poète seulement (pour le roman, c’est autre chose), (le milieu dans lequel je vis n’est d’ailleurs pour rien dans ce retour). La vie est grossière, c’est vrai — mais, pour Dieu ! quand il s’agit de poésie, soyons distingués comme des œillets ; disons tout, tout (ce sont en effet surtout les saletés de la vie qui doivent mettre une mélancolie humoristique dans nos vers), mais disons les choses d’une façon raffinée. Une poésie ne doit pas être une description exacte (comme une page de roman), mais noyée de rêve.

(Je me souviens à ce propos d’une définition que me donnait Bourget : La poésie doit être à la vie ce qu’un concert de parfums est à un parterre de fleurs), voilà mon idéal. Pour le moment du moins. Car la destinée d’un artiste est de s’enthousiasmer et se dégoûter d’idéaux successifs. Cet idéal, mes complaintes n’y répondent pas assez encore à mon gré, et je les retoucherai, je les noierai un peu plus.

En voilà assez. Lis-les, et dis-moi ton avis (tu connais d’ailleurs, déjà, ma complainte des montres). Et envoie-moi une autre photographie.

Qu’Émile photographie aussi un des enfants et me l’envoie. J’en serai aux anges. Je crois de plus en plus que mes congés commenceront un peu plus tôt cette année-ci. — Où irons-nous ?

Dis à Émile s’il se souvient de nos soirs au Français. Paul Reney est venu jouer à Bade. — A-t-il le catalogue du Salon ? Dis-lui qu’on parle beaucoup du tableau de Rochegrosse et de celui d’Aman-Jean.

Tu trouveras peut-être cette lettre un peu sèche. Laisse-moi la compenser par un bon baiser. (Rappelle-moi au souvenir des enfants.)

Jules.

Pardon pour les livres non envoyés. Tu les liras plus tard.


  1. Cette lettre porte 84, dans une édition antérieure : mais dès juillet 83 Laforgue écrit à M. Ch. Henry qu’il a 40 complaintes et il dit ici « une vingtaine » : la lettre doit être vraisemblablement de mai 1883.