Lettres de Fadette/Troisième série/57

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 150-152).

LVII

Quand on ne sait pas quoi dire

La bonne, l’heureuse, l’inépuisable ressource que la température, à l’usage des pauvres d’esprit et des intelligences paresseuses ! On se figure généralement que Dieu a créé la pluie, le soleil, la neige, toutes les vicissitudes des saisons pour les besoins de la terre, les moissons et les fruits. C’est une erreur profonde : il est évident que toutes ces péripéties n’ont d’autre but que de fournir un aliment intarissable, toujours le même, et toujours nouveau, aux conversations des habitants du globe. Sans cela, Seigneur, où en serions-nous donc ? Et comment les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes se tireraient-ils d’affaire en société ? On ne peut songer sans frémir aux conséquences désastreuses qu’entraînerait la suppression de cet inappréciable sujet ! La moitié du monde serait réduite au silence, et l’autre moitié fort gênée dans ses entretiens.

En vérité, les changements de température sont une création charmante et bien aimable de la Providence. On cause d’autres choses, je l’admets, on cause du cours de la Bourse, des affaires du voisin, des singularités de la voisine, de la couleur et de la forme de ses chapeaux, de ses allées et venues… et quand on a fini, on recommence, et on dit toujours les mêmes choses toujours aux mêmes personnes.

Cela fait comprendre un peu qu’on éprouve le besoin de se dédommager avec les cartes, et il ne faut pas chercher d’autre explication de l’épidémie de Bridge qui sévit toujours.

Si les hommes et les femmes prenaient la peine de causer, et ne se croyaient pas obligés, pour être aimables, d’être insignifiants, puérils et monotones, nous verrions les femmes du monde jouer aux cartes pour se distraire, soit, de temps de temps, mais non en faire l’abus qui les rend un peu ridicules, il faut l’avouer. On croirait vraiment que tout le monde se met l’esprit à la torture pour dire des riens. Les sujets sérieux effarouchent et effrayent. Vous passeriez pour un professeur ou pour une pédante, si vous osiez aborder, en causant, des régions plus élevées que cette sphère mitoyenne où s’endort paresseusement la conversation. C’est si gênant et si dangereux de remuer une idée ! Il est vrai encore que pour remuer les idées, il faut en avoir, et quand il pleut comme aujourd’hui, elles se dissolvent, et… voilà pourquoi je vous parle du temps et que je critique si à propos ceux qui ne peuvent parler d’autre chose !

C’est facile de critiquer les autres et c’est avantageux ! Je connais des sages qui ne doivent leur réputation qu’à leur talent de trouver à redire à tout et à tous ! Ils sont si convaincus de leur supériorité, voyez-vous, qu’ils l’imposent aux autres par la seule force de la suggestion.

Et puis ? Et puis, c’est tout ! Il continue à pleuvoir…