Lettres de Fadette/Troisième série/59

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 152-155).

LIX

Gardons nos anges sur la terre

En pleines grandes chaleurs ! Sous le soleil implacable les fleurs brûlent et les bébés agonisent, et dans les maisons closes tant de mères pleurent près des berceaux vides ! Et il se trouve d’autres mères étranges pour venir dire à ces désolées : « Vous êtes bien heureuse ! C’est un petit ange au ciel ! »

Quand déracinera-t-on cette idée fausse que l’on trouve presque généralement dans la classe pauvre, et trop souvent aussi dans la classe aisée, que la perte d’un bébé est une « chance », suivant leur déplorable expression, image de leur déplorable faux sens chrétien !

Car il s’est trouvé des gens qui ont voulu expliquer à la glorification de l’esprit religieux canadien ce misérable sentiment : « Ce sont autant de petits anges », fait-on dire à ces mères extraordinaires.

Allez voir comme on néglige et soigne sans intelligence ces pauvres futurs anges, et vous me direz si vous voyez là briller un sens chrétien admirable ?

Oh ! non, il n’y a rien de beau dans cette résignation passive qui laisse le bébé dépérir sans même appeler le médecin. Ce n’est pas de la foi, c’est une paresse et une indifférence coupables, et il faut enseigner aux mères non seulement à soigner leurs enfants, mais aussi à vouloir qu’ils vivent ; elles consentent trop facilement à les voir mourir !

Et c’est là, certainement, une des causes de la mortalité infantile, et elle en tue autant que la chaleur et la qualité inférieure du lait.

Les enfants sont donnés aux parents pour qu’ils les élèvent : quand ils les perdent, c’est un malheur, un grand malheur et jamais un bonheur dont il convient de les féliciter !

Il est extraordinaire de se sentir obligée d’exprimer une vérité si évidente et si naturelle dans un pays qui n’est pourtant pas un pays de sauvages !

La notion des « petits anges au ciel » nuit singulièrement au bien-être « des anges sur la terre », et elle a certainement contribué à diminuer le sentiment maternel populaire… pour en avoir la preuve pensez au nombre de femmes pauvres qui vous disent tout tranquillement : « J’ai eu huit enfants, mais j’ai eu la chance d’en perdre quatre ! » C’est tout simplement scandaleux et cela relève autant de la morale que de la religion bien comprise. Il faudrait des apôtres pour faire l’éducation maternelle des femmes qui mettent au monde dix ou douze enfants et qui en élèvent trois ou quatre en se réjouissant de la mort des autres. Ce sentiment de soulagement éprouvé à la mort de leurs bébés est contre nature, et pour peu qu’il s’y mêle de la négligence consciente, il est criminel.

Les malheureuses petites mères qui ont lutté pour sauver leur enfant malade, qui l’ont veillé nuit et jour et qui l’ont perdu quand même, sont indignées et révoltées devant cette dureté de cœur des mères indifférentes ! Il y a autre chose à faire que de les blâmer : elles pêchent par ignorance, ces pauvres femmes, dans une misère qu’il faut avoir vue pour la réaliser, et c’est aux femmes instruites et riches à chercher à les éclairer et à adoucir leur vie. C’est un apostolat qui peut s’exercer autour de soi, et souvent parmi nos amies de la classe aisée.

Car l’incurie des mères s’y manifeste également quoique d’une façon différente. Les conséquences en sont aussi fatales. On dit que les pauvres ne savent pas alimenter leurs enfants et c’est vrai ; vous voyez chez les riches, une jeune femme se donner un mal infini pour procurer au bébé la nourriture convenable, et ensuite le confier à une bonne insouciante qui le promène au grand soleil par une chaleur de 90 degrés et plus. Si l’enfant meurt d’une méningite, pensez-vous que la mère s’accuse ?

Il y aurait tant à dire sur le sujet ! Je reçois souvent des lettres remplies d’élans généreux, de désirs d’être secourables et bonnes… Les occasions ne manquent pas, mes amies : il faut non seulement les voir, mais se hâter de les saisir, une à une, à mesure qu’elles passent, ou bien ce sont d’autres qui feront le bien que nous aurions dû faire.