Lettres de Fadette/Troisième série/56

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 147-150).

LVI

Nos filles

Se doute-t-on qu’un des grands obstacles à l’effort personnel et à l’initiative privée des jeunes filles se trouverait dans la simple et prosaïque question d’argent ? Ceci est vrai même pour celles qui appartiennent à la classe aisée.

Il est admis, élevé à la hauteur d’une sorte de dogme, dans nos familles, qu’un jeune homme doit avoir son argent de poche : ses cigarettes, ses journaux, ses plaisirs, ses « politesses », sont reconnus des nécessités pour lui, et à quinze ans une certaine indépendance lui est acquise par la somme régulièrement mise à sa disposition.

Quant à ses sœurs, c’est une autre histoire : elles n’ont jamais un sou à elles : pour le moindre achat, un cadeau insignifiant ou une petite aumône, elles doivent demander de l’argent et expliquer par le menu l’usage qu’elles en feront. J’entends les bons parents indignés se récrier : « Mais nous les comblons, nous leur donnons des toilettes et des bijoux : elles n’ont qu’à exprimer un désir pour qu’il soit satisfait…

Faisons la part de l’exagération des bons parents, et admettons ensuite que, même lorsque les jeunes filles sont gâtées par eux, elles préféreraient souvent à des cadeaux inutiles et à des surprises qui ne leur plaisent pas, un peu d’argent dont elles disposeraient à leur guise.

J’entends encore le soupir triste d’une jeune fille dont j’admirais la robe : « Oui, elle est bien jolie, mais avec l’argent qu’elle coûte j’aurais pris des leçons de chant pendant quatre mois. — Vous le désirez beaucoup ? — Je le demande à mes parents depuis deux ans et ils m’appellent extravagante, j’accepterais pourtant d’être mise très simplement pour avoir ce grand plaisir.

Mon humble opinion, c’est que les jeunes filles devraient avoir la libre disposition d’une certaine somme avec laquelle elles s’habilleraient et paieraient leurs menues fantaisies. Elles apprendraient à leurs dépens à équilibrer leur petit budget et à connaître la valeur de l’argent qu’elles ignorent totalement. Pour quelques-unes, cinq dollars, ce n’est rien, et avec vingt dollars, d’autres croient pouvoir acheter tout ce qui les tente.

Et quand ces enfants prennent la direction d’une maison, on leur reproche de ne pas savoir acheter, contrôler les achats, régler leurs dépenses d’après leur revenu ! Où veut-on qu’elles aient appris tout cela ! Dans la plupart des ménages dont l’équilibre et la paix sont menacés par l’inexpérience et l’incurie des jeunes femmes, il ne serait que juste d’établir les responsabilités des mères qui ont oublié d’enseigner à leur fille à penser, à juger, à faire œuvre d’initiative personnelle. Mais aveuglés jusqu’au bout, loin de se blâmer de leur erreur, elles la couronnent en taxant leur gendre de mesquinerie s’il s’avise de protester contre le gaspillage et la mauvaise administration de sa femme !

On ne le répétera jamais assez : le sacrement de mariage ne donne pas la science infuse, et une jeune fille qui ne sait rien ne peut devenir, par la seule vertu du sacrement, une personne économe et capable.

C’est donc aux mères de les former en leur accordant chez elle une plus grande liberté d’action et en confiant peu à peu à leur initiative une partie des responsabilités d’une maîtresse de maison.

Il faut pour cela que les jeunes filles vivent chez elles, et voilà un autre côté de la question.

Au risque d’en scandaliser plusieurs, je vous dirai que, hors le cas de nécessité, je n’admire pas du tout celles qui, sous prétexte « de faire quelque chose d’utile », s’éloignent de leur famille pour dépenser ailleurs leur activité et faire jouir les étrangers de leurs talents. L’occasion d’être utile et dévouée ne manque pas dans la famille et les mères ont tant compté sur leur fille pour qui elles n’ont rien épargné !

Au point de vue de l’intérêt réel de l’enfant, il est clair que sa place est près de sa mère, et j’ai bien peur que ses projets d’émancipation ne cachent, sous des petits discours très sages, le désir d’échapper aux surveillances maternelles et à la vie de famille qu’elle trouve monotone et ennuyeuse.