Lettres de Fadette/Troisième série/55

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 143-147).

LV

Fadette enseigne l’hérésie

C’est une histoire triste que je vous conterai aujourd’hui, toutes les mamans pleureront car c’est l’histoire d’un petit enfant qui mourut de chagrin.

Son père et sa mère furent emportés par la typhoïde il y a deux ans. Il fut recueilli ici, au village, par la tante de son père, vieille femme avare, égoïste et dure qui ne le prit pas par charité, mais pour toucher la pension que le tuteur payait sans la connaître.

Il avait sept ans quand il arriva : blond, vif comme un oiseau, il avait de beaux yeux caressants, les jolis gestes d’un enfant bien élevé et un peu gâté. Intelligent, développé pour son âge, il était d’une sensibilité un peu morbide qui se reflétait dans sa physionomie si mobile. Il eût fallu, pour l’élever, de l’affection, de la douceur et de la fermeté. Hélas ! cette vieille femme n’avait à lui donner aucun de ces trésors ! Elle entreprit ce qu’elle appelait son éducation. C’était une ancienne maîtresse d’école et elle voulut essayer avec lui d’un système qui tendait à l’éteindre pour le rendre sage !

Il était grondé s’il courait dans la maison, puni s’il renversait une chaise ou tachait ses hardes : soumis à un règlement inflexible, toujours seul, privé d’affection, il désapprit le rire et devint silencieux, gauche et triste. Sa tante lui parlait pour commander, gronder, instruire et l’entretenir des diables !

Les diables étaient le grand facteur dans cette belle éducation. Ils entraient en scène pour le moindre délit et le pauvre petit homme avait aussi peur d’eux que de sa tante.

Imaginez un peu ses terreurs et ses désespoirs, lorsqu’enfermé dans sa chambre noire, tout seul dans son étage, il se sentait si abandonné et exposé aux fureurs de ces êtres surnaturels rôdant autour de lui et prêts à l’emporter au bout de leurs grandes fourches. Comme il dut appeler sa mère ! Non, les morts n’ont plus rien à faire avec les vivants puisqu’une mère ne peut venir doucement la nuit rassurer son petit qui tremble !

Je l’ai vu souvent à l’église : il se tenait droit comme un I, ce qui ne l’empêchait pas d’être gourmandé plusieurs fois pendant la messe : de grosses larmes tombaient sur son livre, et il ne faisait pas un geste pour les essuyer.

Je le perdis de vue pendant quelques mois, et quand je revins ce printemps il ressemblait à un petit fantôme ; il n’avait de vivant que les yeux… de grands yeux affamés, chercheurs, un peu effarés, des yeux de petite bête traquée.

Surmontant la répugnance que m’inspirait la veille femme, j’arrivai, en flattant ses manies, à entrer assez familièrement chez elle, non sans subir quelques rebuffades quand je laissais trop paraître ma pitié pour le petit malade. Car il était tout à fait malade et on le voyait s’en aller de jour en jour. Je lui portais des fleurs qu’il aimait et qu’elle lui avait toujours défendu de cueillir dans son jardin où elles se fanaient sur pied. Je lui racontais des histoires, et quand la tante disparaissait je le caressais comme sa mère l’eût fait, et il se serrait dans mes bras en fermant les yeux.

Un jour j’avais renversé sur son lit un panier de roses qui embaumaient, il plongea son petit visage pâle dans les pétales parfumés : « Y aura-t-il des fleurs au ciel ? — Oui, mon chéri, des fleurs, des anges, mais il y aura surtout papa, maman et grand’père… — Je voudrais tant y aller ! fit-il en joignant les mains, et, plus bas : mais j’ai peur que les diables m’empêchent d’y entrer… ma tante dit que je suis souvent méchant, et qu’ils me garderont avec eux pour l’éternité… et l’éternité, c’est long, vous savez, elle dit que ça ne finit jamais ! »

Sa voix tremblait et ses yeux étaient pleins de larmes. — Mon petit Lucien, tu ne sais donc pas que tu es l’enfant du bon Dieu, c’est à Lui que ta maman t’a donné au baptême, et Il est le plus Grand et le plus Fort, et Il ne permettra à personne de te prendre à Lui. Ne pense plus aux diables.

— J’en ai tant peur ! Et il y en a beaucoup vous savez, ici… partout… ils viennent la nuit autour de moi… et leurs yeux brûlent…

Il cacha sa figure sur mon épaule, il était tout tremblant.

Alors, Dieu me pardonne, je lui enseignai l’erreur. — Regarde-moi, mon petit Lucien et crois-moi : il n’y a pas de diables, ce sont des inventions de ta tante pour t’effrayer. Il y a un ciel, et dans le ciel le bon Dieu, les anges, et tous les bons qui sont devenus des saints.

Il buvait mes paroles : Et les méchants, où vont-ils ?

— Ils deviennent bons avant de mourir, Dieu leur pardonne et ils vont au ciel aussi. — Vous êtes bien, bien sûre de cela ? — Oui. — Si je le demandais à monsieur le curé, dirait-il « sûr » qu’il n’y a pas de diables ? — Oui… demande-le-lui, il m’a dit qu’il venait te voir demain, pour te préparer à communier… tu verras qu’il n’y a pas de diables ! »

Quand je partis, il me dit avec son petit sourire d’autrefois : « On ne le dira pas à ma tante, pour les diables… et comme je dormirai bien… puisqu’il n’y en a pas ! »

Je mis le curé au courant et il consentit à ne pas me contredire. Nous ne devions pas enseigner l’hérésie longtemps !

Trois jours après, le jour de sa première communion, Lucien mourut et alla apprendre de l’autre côté pourquoi il avait été si malheureux, lui qui n’était coupable que d’être orphelin !