Lettres de Fadette/Troisième série/54

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 140-143).

LIV

À celles qui travaillent

J’ai beaucoup d’amies inconnues et charmantes : elles m’écrivent quelquefois pour me faire des confidences qui appellent des réponses, et j’essaie dans ma causerie hebdomadaire de leur dire un mot qui les atteigne et les aide peut-être… oh ! très peu, à la manière d’un rayon ou d’un sourire qui font des éclairs de lumière dans le noir. Quand je passe dans les rues, je me dis que je frôle là aussi des sympathies, de celles qui me lisent, et qui attendent de moi autre chose que ce que je leur offre, et alors je voudrais avoir le pouvoir de lire dans ces âmes pour me faire dicter par leurs besoins mes pauvres petites lettres qui seraient alors utiles et bienfaisantes.

J’ai eu cette impression très vive, l’autre matin entre huit et neuf heures, dans un tramway qui se remplissait de jeunes filles allant à leur travail ; j’ai été frappée par l’absence de gaieté sur leurs frais visages. Je crus que le ciel gris déteignait sur leur humeur, et je renouvelai l’expérience par une journée lumineuse et tiède, mais avec le même résultat ! Et je suis prise de pitié pour cette jeunesse si grave, et je voudrais dire à chacune la belle parole d’Henri Bordeaux : « Pour être heureuse il faut se donner bravement à la vie. » Pas à la vie qu’on rêve, mes petites amies, mais à celle qui est la vôtre ; il faut s’y donner sans envie ni rancune contre personne, sans amertume contre notre sort.

De toute condition, si modeste soit-elle, acceptée courageusement avec toutes ses obligations, rejaillit, sur celle qui l’occupe, beaucoup de considération et de dignité.

La plus jolie forme de courage c’est la gaieté : c’est celle du brave soldat français, c’est celle de tant de femmes qui cachent sous leurs sourires de si douloureux secrets, et pour qui le rire n’est que la pudeur des larmes. Se donner bravement à la vie, c’est avoir ce courage gai et la force de chercher son bonheur dans le travail et le devoir accomplis.

Nous ne devrions jamais oublier qu’un des privilèges et une des puissances les plus redoutables de notre âme, mais aussi une des plus enviables, c’est de poser son empreinte sur les âmes voisines et de communiquer à d’autres une part de ses joies ou de ses souffrances.

Votre jeunesse est une grâce et une force. Auprès de vous, au même comptoir, dans le même bureau, il y a de pauvres êtres usés, vieillis par la tristesse et le travail ; donnez-leur de vos richesses, prodiguez autour de vous votre sourire et le rayonnement de votre jeunesse. Ils sont trop las pour chercher la joie, ils ne croient plus à son existence, apportez-leur celle qui est en vous et ils vous béniront.

Cette joie, retrouvez-la si vous l’avez perdue, puisque vous avez l’espérance de l’avenir et l’espérance de l’amour, le vrai amour créateur du foyer, dons vous rêvez les soirs de printemps quand vous vous sentez trop isolées dans la grande ville bruyante.

C’est pour attendre cet amour que vous êtes pauvre et que vous êtes fière. C’est en y pensant que vous vous en allez tous les jours, à l’aurore, travailler, peiner et garder votre cœur ; c’est cet amour espéré qui vous rend jolies, douces et joyeuses, car vous savez qu’il viendra un jour et que vous jetterez dans ses mains, comme une moisson de fleurs, tant de tendresses jalousement gardées pour celui, qui, en prenant votre cœur, vous demandera toute votre vie.

Ah ! n’enviez pas les oisives et les inutiles qui ont trop souvent la tête vide et le cœur sec ! Comme vous leur êtes supérieures, chères petites travailleuses, qui ne devez qu’à vous le pain qui vous nourrit et la robe qui vous habille !

Relevez votre jolie tête, portez-la bien haut, et bravement, donnez-vous à la vie en lui disant qu’elle vous doit une revanche. Elle vous la donnera sûrement si vous l’aimez telle qu’elle se présente.

Admirez les richesses qui ne sont pas pour vous, aimez les plaisirs dont vous n’avez qu’une si mince part, et n’enviez ni les unes ni les autres. Soyez heureuses, vous, dans la Beauté, Dieu l’a faite pour vous et personne ne vous l’enlèvera… elle est partout autour de vous, elle remplit votre âme. Précédées de votre rêve, marchez donc allègrement dans la gloire de votre jeunesse vaillante et pure !