Lettres de Fadette/Troisième série/52

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 137-140).

LII

La politesse des Canadiens

S’il suffisait de faire un joli tapage pour affirmer une vérité, il aurait été incontestablement prouvé, hier, à ce thé intime, que les Canadiens ont perdu cette fine fleur de politesse qui croissait ici il y a cinquante ans.

Oui, messieurs, on vous traita avec sévérité, mais il ne tient qu’à vous de prouver qu’on fut injuste.

Une bonne petite âme essaya de vous défendre : une clameur couvrit sa voix indulgente : toutes parlaient à la fois, et à travers les exclamations, les éclats de rire, les fusées d’esprit, se firent jour des anecdotes comiques, des exemples illustrés et mimés de manques d’égards, de réponses cavalières, de paresse à se déranger, des messieurs dits bien élevés, que mes amies ont l’occasion de rencontrer sans sortir de la bonne société.

Votre procès, messieurs, fut mené avec vigueur et entrain : l’une se plaignit des hommes d’affaires qui, appelés au téléphone par des femmes, leur parlent sur le ton qu’ils prendraient avec leur garçon de bureau. — « Quand nous dérangeons ces messieurs pourtant, disait la dame, c’est que nous y sommes obligées, et ils nous le font vraiment trop regretter ! »

Ils sont pressés, occupés, risqua la bonne petite âme. — D’être polis ne leur ferait pas perdre un temps notable, lui fût-il répondu.

Et une autre : « Pouvez-vous m’expliquer pourquoi un homme cesse d’être poli avec une femme uniquement parce que c’est la sienne ? La lune de miel passée, il ne sait plus ni la débarrasser d’un paquet, ni ouvrir une porte pour elle, ni la remercier d’un service, ni différer d’opinion avec elle sans lui dire des choses désagréables. Et pourtant il sait mieux : il l’a prouvé avant son mariage avec sa fiancée, et depuis, avec les autres femmes… son sans-façon, son manque de courtoisie sont réservés à sa femme… — C’est qu’il l’aime tant, et que les hommes sont des êtres si logiques ! — ricana une malicieuse personne.

— « Mais, reprend la bonne petite âme, les femmes qui souffrent ainsi de l’impolitesse des hommes sont-elles donc irréprochables ? Tous les jours, ont voit des hommes heurter et bousculer des femmes, sans s’en excuser, c’est vrai, mais tous les jours aussi, on voit des femmes accepter dans le tramway la place offerte par les hommes sans daigner les remercier par un mot ou un salut. » Ce fut admis, et aussi, qu’au fond de ce laisser-aller général, on trouve un formidable égoïsme.

Être poli, c’est penser aux autres et se déranger pour eux : les êtres très égoïstes ne sauraient être bien polis. Satisfaits et souriants tant que les autres font les frais et les avances aimables, ils se retirent dès que c’est à leur tour de s’oublier. Arrangez-vous, ce n’est plus leur affaire, et si les vôtres vont mal, tant pis pour vous ! Autrefois on a écrit des Canadiens : « C’est un peuple de gentilshommes. »

Hélas, nous ne méritons plus ce joli compliment, du moins c’est ce qui ressortait de l’amusante discussion d’hier où le mot de la fin fut dit par la grand’mère de notre hôtesse, une exquise vieille dame qui avait écouté en silence et qui prit la parole quand les jeunes furent à bout de souffle. — « Ne vous étonnez pas que les hommes d’aujourd’hui soient si peu polis : si vous n’y veillez, mes enfants, ceux de demain seront pires. On ne se donne plus la peine d’élever les enfants, ils poussent comme ils peuvent. On tolère leur sans-gêne et leur impertinence avec les parents, leur grossièreté avec les domestiques, leur brusquerie et leur rudesse entre eux. Ils entrent au collège où ils sont instruits sans être éduqués et ils vont ensuite à l’Université ! Il n’y en a pas une, parmi vous, qui ne faites un détour pour ne pas passer devant les étudiants, tapageurs et grossiers qui se croient chez eux sur le pavé de la rue, et s’imaginent être très spirituels quand ils interpellent les passants et gênent la circulation. Et l’Université est la dernière étape, presque, avant le mariage ! Où donc voulez-vous que les jeunes gens aient appris la politesse ?

Mes petites dames, il n’y a que vous pour nous sauver de la grossièreté vulgaire qui nous envahit. Les personnes parfaitement polies sont celles qui ont été bien élevées dans leur famille. Les bonnes manières s’héritent et sont enseignées surtout par l’exemple. C’est donc à vous de faire mieux que celles qui ont élevé les hommes que vous critiquez avec raison. » Elle avait un petit air narquois… Elle n’est pas facile la tâche qu’elle nous indique, mais elle est possible, vous savez !