Lettres de Fadette/Troisième série/51

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 134-137).

LI

Semaine sainte

Le train file entre les champs jaunes aux sillons durs, d’où sortiront bientôt des herbes fines et des blés légers… mais les teintes d’automne sur ces terres d’avril font oublier la sève montante, et dans le wagon fermé on ne sent pas la douceur du vent qui incline les branches nues. La tristesse du paysage s’harmonise bien avec les souvenirs sacrés de la Semaine Sainte que nous finissons.

Et pourtant, c’est dans l’éblouissement de lumière d’un printemps d’Orient que Jésus vécut ses derniers jours et qu’il connut jusqu’au fond la méchanceté des hommes. Et toute la beauté du monde extérieur lui rendit peut-être plus pénible encore la laideur des cœurs humains.

Car Jésus était homme, et le divin en lui n’atténua pas les tristesses et les douleurs de son humanité.

Il prêchait la loi d’amour pendant que la haine de ses compatriotes montait autour de lui ; Il les guérissait, Il les consolait et les aimait pendant qu’ils méditaient sa perte. La trahison de Judas, le reniement de Pierre, la lâcheté de ses disciples le remplirent d’une angoisse indicible : nous le lisons dans les récits évangéliques avec un cœur froid : c’est que nous oublions trop qu’il souffrit cette détresse et cette passion avec son cœur et sa nature d’homme. — Je pense aussi aux amitiés féminines qui entourèrent Jésus : délicates et aimantes, ces âmes se livrèrent sans réserve à l’action pure du mystère qui émanait de Lui. Eurent-elles l’intuition d’une présence invisible et puissante, et cela les fit-elles inébranlables dans leur fidélité ? Ou leur suffisait-il d’aimer Jésus pour qu’aucun doute ne les effleurât, et qu’inaccessibles à la peur qui faisait fuir les apôtres, elles demeurassent tout près de Lui sur la croix, l’aimant dans la mort comme dans la vie ?

Marthe était là avec les autres… la douce et patiente Marthe, à qui Jésus avait dit la grande et mystérieuse parole : « Tu te préoccupes de beaucoup de choses, Marthe, et une seule est nécessaire. »

Une seule ! Et les Marthe d’aujourd’hui l’oublient comme celle d’autrefois. Et au milieu des choses secondaires qui absorbent leur vie, elles négligent la seule chose nécessaire : la vie profonde de leur âme.

Marthe ne fut pas froissée de ce que lui disait Jésus : elle était trop vraiment son amie pour ne pas comprendre que ce n’était pas un blâme de Jésus mais un appel à se rapprocher de lui en se pénétrant davantage de son esprit.

Il arrive que de vrais amis disent la même vérité aux âmes trop terrestres : ils ont moins d’onction et de douceur, celles qui les entendent ont moins d’intelligence aimante et d’humilité que Marthe, et les transformations sont lentes.

Mais elles finissent par se faire, et nous devrions bénir ceux qui nous arrêtent, fût-ce brusquement, au milieu de « beaucoup de choses qui nous préoccupent », pour nous dire de ces paroles qui ne s’oublient pas : elles nous poursuivent, elles nous hantent et nous donnent la nostalgie de « la seule chose nécessaire. »

Le train roule toujours dans la nuit commençante : je ne distingue plus rien dehors, mais en moi je sens vivre tant de pensées bonnes et fortes entendues souvent sans que mon esprit distrait ne les ait remarquées : elles ont, quand même, en silence, habité mon âme, elles y ont creusé un profond et mystérieux chemin, et m’ont conduite à la conviction, que si l’on peut ignorer la vérité, on n’a pas le droit de la rejeter ou de l’oublier après l’avoir « vue » et comprise.