Lettres de Fadette/Troisième série/34

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 91-94).

XXXIV

Boudoir et grognoir


Quand je ne sais quoi vous dire, je vais me promener, et il arrive presque toujours que je rencontre sur mon chemin ma petite chronique toute faite : je n’ai qu’à l’écrire… alors, c’est souvent de l’esprit des autres que je vous sers, vous en doutiez-vous, chers lecteurs ?

Hier, chez Morgan, une petite femme bien fatiguée achetait des meubles… je lui dis un mot, puis beaucoup de mots, parce que son commis s’était éclipsé et que le mien n’était pas encore arrivé… « et alors, me disait-elle, je choisis pour mon mari qui ne peut pas venir lui-même et je voudrais tant que ce petit salon fût de son goût !… il veut un coin à lui ! » — Son boudoir ? fis-je en souriant. — Il ne boude jamais,… mais il grogne quelquefois… — Son grognoir, alors ?… — S’il pouvait y rester pour grogner ! dit-elle en riant.

Et je pensai en la laissant à la boutade de Max O’Rell qui voulait assurer la paix des ménages en mettant les femmes dans leur boudoir, les hommes dans leur grognoir jusqu’à ce que les nuages fussent dissipés.

Max O’Rell n’est évidemment pas de la race des grognons : il saurait qu’on n’enferme pas un homme qui veut grogner !

Une femme de mauvaise humeur aime la solitude de son petit salon : elle s’y réfugie pour calmer ses nerfs, pour réfléchir, et aussi pour se cacher, car elle a honte de se sentir si maussade. Et peu à peu, entre toutes les choses familières et douces, témoins d’heures heureuses, elle mijote de bons petits remords salutaires.

Mais à l’homme qui grogne, il faut un auditoire. Grogner tout seul… c’est bon pour l’animal que je préfère ne pas nommer !

Les hommes, eux, grognent pour être entendus, et il leur faut de l’espace ; ils grognent avec plus de facilité et de conviction, si, au cours de leurs arpentages, ils trouvent quelques nouveaux sujets de critique. Oh ! ils ne sont pas difficiles, et tout leur sert ; une broderie qui traîne, un journal disparu, un gant décousu, un bouton qui branle, un porte-monnaie oublié sur un meuble… voilà plus qu’il n’en faut pour alimenter leur besoin de trouver à redire !

Ils deviennent parfois si puérils, si enfantins, qu’ils sont parfaitement ridicules : ils le sentent et leur irritation s’en augmente. Mais l’embarras, quand ils ont commencé, c’est qu’ils ne savent pas comment finir ! Il ne reste que la ressource de sortir de la maison, en tirant la porte avec fracas, pour bien marquer qu’ils reviendront pour grogner encore !

Donc, n’instituons pas le grognoir, la promenade vaut mieux, et pendant qu’elle dure, on soigne le dîner, on fait un brin de toilette, on essaie de s’imaginer que l’homme qui va revenir est le mari de la lune de miel, et on j’attends… sans en avoir l’air. Au piano, c’est un bon endroit, propre à faire oublier le départ, et c’est important !

S’il revient affamé, il y a des chances pour que le dîner ait raison de sa mauvaise humeur. Au café, il dirait volontiers : « Étais-je bête, tout à l’heure ! » Mais il résiste à cette impulsion intelligente. Un vrai grognon n’admet jamais qu’il ait eu tort de grogner ! Cela engagerait son avenir, et je suppose que grogner est une volupté qu’il faut éprouver pour la bien comprendre.

La plupart des femmes, tout en trouvant l’homme grognon très désagréable, s’en amusent beaucoup et ne regrettent que de ne pouvoir leur rire franchement au nez. C’est si amusant de les voir, eux, si importants, devenus si déraisonnables, si enfantinement grincheux, si ridicules ! S’ils pouvaient se voir et s’entendre… ils désireraient un grognoir pour s’y cacher !