Lettres de Fadette/Troisième série/33

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 89-91).

XXXIII

Le rêve effacé


Cet après-midi sombre, j’allais seule par la rue presque déserte, j’étais lasse de la lutte contre un vent froid qui me coupait la respiration, et triste de la tristesse de toutes les choses frissonnantes qui gémissaient dans l’air… j’avais l’impression d’avoir déjà vécu cette minute, dans un décor identique et avec mon âme d’aujourd’hui… oui, c’était bien cela, et, de la rue, tout près, il était venu une mendiante à qui j’avais fait l’aumône… Machinalement j’ouvris ma bourse pour y chercher de la monnaie, et, en relevant la tête, j’aperçus, débouchant de la rue voisine, une petite vieille serrée dans un châle rapiécé, ridée, misérable et pâle comme l’ombre même de mon rêve ! Je lui donnai des sous et je continuai mon chemin : mon rêve était effacé.

Ô esprits forts, ô gens qui raisonnez tout, vous souriez et vous me trouvez bien puérile d’avoir cette croyance qui n’est pas accessible au raisonnement puisqu’elle tient aux états mystérieux de l’âme. Et pourtant qui parmi vous n’a pas eu de ces réminiscences, et qui ne s’est dit à un moment donné : « Où donc ai-je été chercher telle pensée ? D’où m’est venu ce pressentiment ?… »

Comme j’aimerais saisir la trame flottante des songes, dévider leur fil ténu, parfiler nœud par nœud les ramages qu’ils brodent dans les voiles du sommeil ! Que ce serait charmant de savoir ce qu’il passe, à mon insu, de ma vie dans mes rêves et de mes rêves dans ma vie… mystérieux enlacement que tous observent et que chacun explique à sa manière.

Pour l’imagination populaire, crédule et naïvement fataliste, les songes sont des présages, ils ont des « signifiances », comme ils disent joliment, et ils sont comme des images anticipées de ce qu’ourdit le destin dans l’ombre de l’inconnu. Ils ont des interprétations toutes trouvées pour une variété de rêves, ils sont inquiets ou rassurés suivant les « signifiances » découvertes, et les plus mauvais augures sont détruits par le « rêve effacé ». Sans attacher une importance démesurée à mes rêves, ils m’intéressent, et ils m’ont quelquefois annoncé une lettre, fait attendre une visite imprévue qui venait ; je les considère comme des heures heureuses d’émancipation de mon âme, faisant audacieusement des incursions dans les domaines inaccessibles où elle entrevoit vaguement ce qui devrait lui être cachée encore.

Quand j’étais enfant, j’ai reçu la croyance du « rêve effacé » sans explication. Pour une fleur donnée, un froncement de sourcils, je m’écriais : « Mon rêve est effacé ». Plus tard, ma raison a repoussé cette naïveté, mais à certains jours mes rêves qui se réalisant, — comme hier, — font la nique à ma raison scandalisée !

Le rêve tissé dans l’ombre et le silence avec des souvenirs et des aspirations, le rêve qui est le refus obstiné de l’esprit de s’anéantir dans le sommeil est étrangement mystérieux. Il est peut-être le vestibule du grand au-delà vers lequel nous allons jour par jour, heure par heure, oublieux et insouciants dans l’action, mais curieux et troublés, dès que notre âme, s’isolant du tumulte extérieur, cherche à deviner l’impénétrable.

Les rêves m’impressionnent parce que, devant eux, mon âme sent l’envahissement du mystère et comme un frisson d’inconnu, et rien ne m’ôtera de l’esprit que, lorsque nous rêvons, nous sommes sur la limite des deux mondes, le visible où nous sommes, et l’invisible où nous allons… Les sages qui me font l’honneur de me lire s’écrieront sûrement : Ô Fadette illogique, qui mettez les autres en garde contre les sciences occultes et qui croyez si naïvement à vos propres rêves !

Je leur tire ma révérence.