Lettres de Fadette/Troisième série/29

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 77-80).

XXIX

Ma vieille cousine


Depuis quelques jours, je suis chez une très vieille parente que j’appelle ma tante et que j’aime en l’admirant, ce qui est la plus haute manière d’aimer. Elle marche avec peine et sa figure ridée est toute petite dans l’auréole de ses jolies coiffes d’autrefois. Son esprit est alerte, son cœur renferme des trésors de délicatesse et de bonté intelligente, et je recueille toutes ses paroles avec le sentiment que jamais plus je ne rencontrerai un jugement aussi éclairant et une sagesse aussi persuasive.

Elle me disait ce matin : « Comme on est heureux quand il fait aussi beau temps ! » Je la regardai, hésitant à répondre et elle devina ma pensée : « Tu crois peut-être, que lorsqu’on est ratatinée et usée comme moi, il ne suffit pas d’un beau soleil pour donner du bonheur ? C’est une erreur, ma fille. En fait de bonheur, je me contente plus facilement que toi… Vous autres, les gens d’aujourd’hui, vous compliquez trop les choses, et à force de chercher le pourquoi des pourquoi, vous perdez toutes vos chances de jouir tout simplement de ce que le bon Dieu nous donne avec tant de magnificence. À la ville surtout, vous méconnaissez les joies simples, et vous ignorez les meilleurs amis des campagnards : notre soleil, notre jardin, notre ciel, nos blés d’un vert si tendre d’abord, et que j’ai vu mûrir depuis des jours, du fond de mon fauteuil. Tiens, regarde-les qui s’inclinent et se relèvent, ne dirait-on pas les vagues d’un océan d’or ? »

Je la laissais penser tout haut et une émotion complexe m’emplissait les yeux de larmes.

Sa chère âme qui se rythme si parfaitement aux mouvements de la nature semble se préparer d’elle-même aux harmonies plus hautes, et une souffrance naissait de l’angoisse de la perdre… puis, je sentais comme si je l’eusse vue, la complaisance de Dieu pour ce cœur droit et simple qui s’est élargi dans le sacrifice et les larmes, et qui ne trouve à la fin d’une vie d’épreuves que des paroles de reconnaissance et de louanges. À ma vénération s’ajoutait de la confusion, vous la comprenez sans explication, — et aussi, une curiosité de pénétrer plus intimement cette âme si belle. — Mais n’avez-vous jamais été malheureuse, ma cousine ?

— J’ai eu de grands chagrins, mais je n’ai pas été malheureuse, parce que je ne me suis jamais sentie abandonnée de Dieu. Avec un ami comme Lui, on sait que tout finira par s’arranger, et comme on le connaît plus intelligent que soi, on ne s’inquiète pas des moyens qu’il prendra pour améliorer nos affaires. Quand tu étais toute petite tu venais à moi en pleurs me tendre ta poupée cassée, et tu criais : « La coller, tantan, la coller ! » Dès que la blessée était entre ses mains, tu retournais à tes jeux consolée et confiante.

J’ai agi de la sorte avec le bon Dieu : je Lui tendais mes bonheurs brisés. Dès que je les Lui avais confiés j’attendais doucement qu’il me les raccommodât. Il est tout puissant et Il nous aime, pourquoi tant nous tourmenter ? Crois-moi, mon enfant, si nous Le laissions faire, notre vie serait meilleure et plus calme.

C’est en nous préoccupant trop de notre bonheur que nous nous rendons malheureux. Si tu voulais essayer ce qui m’a si bien réussi, ta plume ne suffirait pas à dire et à redire, qu’après tout, il n’y a rien de plus facile et de plus simple que d’être heureux. »

Pour vous, mes amis qui peut-être me ressemblez plus qu’à la si bonne cousine, j’ai transcrit à peu près textuellement ces délicieux conseils, je vous les adresse avec le vœu qu’ils vous conduisent tout droit au paradis, par des chemins où vous ne vous sentirez jamais abandonnés si vous avez appris à y marcher en compagnie de l’Ami dont la chère âme parle avec une confiance si communicative !