Lettres de Fadette/Troisième série/28

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 74-77).

XXVIII

Désespoir


La soirée est douce, remplie de chansons et de parfums : on dirait la prière des oiseaux et l’encens de la terre, avant que s’en aille dans la nuit la journée lumineuse et chaude. Les rayons du couchant allument des moires roses sur le grand lac immobile, et les pins, tout autour, ressemblent à une foule grave et recueillie attendant patiemment quelqu’un qui va venir.

Elle attend aussi, la pauvre fille, au bord des eaux profondes a disparu son fiancé : les recherches ont été vaines et le lac ne rend pas sa victime… Que cherche-t-elle de ses yeux navrés et tristes ? Croit-elle retrouver la dernière pensée de son ami à qui un petit salut souriant a été son adieu éternel ?

Elle ne sait peut-être pas pourquoi, mais il lui faut suivre la trace de ses derniers pas, le sillage indéfini que laisse derrière elle l’âme qui a été brusquement arrachée à la vie, la poursuivre à l’endroit où elle a vibré désespérément avant de tomber dans l’éternité !

Elle est seule dans ce petit village perdu, et seule dans le monde entier ! Personne ne soupçonne que le disparu était son fiancé ; les autres jeunes filles de la pension rient entre elles de son « air tragique », et la trouvent mal mise.

Personne ne s’occupe d’elle et ne peut deviner que sa douleur silencieuse et exaltée devient un danger pour sa raison. L’eau l’attire, elle passe des heures à vouloir pénétrer son mystère. Depuis quelques jours elle devrait retourner en ville, à son travail, et des lettres du bureau la rappellent : elle les lit distraitement et les met de côté, indifférente à tout. Sa raison de vivre s’enténèbre, le but si doucement rêvé n’existe plus, et elle glisse peu à peu dans l’inconscience.

Ce n’est pas de la révolte, ce n’est pas un chagrin violent, c’est une obsession maladive qui lui fait passer des journées entières à fixer les vagues, qui, inlassablement, roulent les unes sur les autres sans aller nulle part dans ce lac sans issue. Voilà qu’après les journées, elle passe là ses soirées, guettant un signe, évoquant une vision qu’elle tremble d’apercevoir. L’ombre se peuple pour elle de plaintes et d’appels plaintifs, et ses crises de désespoir et de terreur se compliquant de détresses physiques, détruisent toute espèce d’équilibre, et le corps suit l’âme dans cette course à l’abîme.

On l’aperçoit rarement à la pension, et pas une des désœuvrées qui l’habitent n’a la charité de s’approcher de l’enfant, nulle ne s’inquiète de l’éclat de ses yeux, de sa pâleur, de son apparence étrange. Elle ne dort plus et s’alimente à peine, et c’est machinalement à présent qu’elle continue à se traîner près du lac. Couchée sur le sable, immobile, elle ne souffre même pas et elle ne sait plus pourquoi elle est là. La faiblesse l’envahit, et elle glisse dans une somnolence étrange et douce : des roseaux et des joncs, des vagues et du vent sortent de graves harmonies, des fredons légers qui la bercent, les herbes mouillées l’effleurent de leur caresse fraîche, et elle rêve qu’elle s’en va vers son ami, qu’il est là tout près, qu’il lui fait signe de venir, et un soir, péniblement, elle se lève et s’avance, les mains en avant, tendues vers l’ombre évoquée par sa fièvre… l’eau bat ses genoux, elle avance encore, et l’eau monte, frappe sa poitrine, lui arrache un halètement ; un court arrêt et elle repart, fait encore quelques pas et s’abat, s’abîme dans l’eau, sans une plainte, sans un cri.

Des promeneurs qui l’ont vue de loin l’ont prise pour une baigneuse et ne s’en inquiètent qu’en la voyant disparaître. Quand elle est ramenée à terre il est trop tard : sa pauvre âme désemparée a trouvé le grand repos.

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À la pension, le lendemain, il n’était question que de ces deux noyades, où l’on voyait deux drames distincts. Il est si rare que nous connaissions de façon exacte la nature et la valeur des choses ! N’est-il venu à la pensée d’aucune de ces femmes, qu’elles avaient été égoïstes, indifférentes et aveugles, et aucune d’elles n’aura-t-elle un vague remords d’avoir vécu des semaines près de cette tristesse sans lui offrir de la simple sympathie humaine ?