Lettres de Fadette/Troisième série/27

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 72-74).

XXVII

Simples réflexions


Quels êtres étranges nous sommes, si légers, si insouciants, du mystère dans lequel nous vivons !

Comme des enfants qui ferment les yeux en voiture et ne s’inquiètent ni du chemin à suivre, ni du but à atteindre, nous allons, sans penser à autre chose qu’au présent : quand nous envisageons l’avenir, c’est pour le rêver très beau, le voir à une lumière qui transforme les êtres, les choses et nous-mêmes !

Et nous allons ainsi, incapables d’arrêter une seconde, de prolonger les heures douces, d’abréger les heures cruelles, nous poursuivons le chemin inconnu où il faut toujours avancer, gais ou désolés, menés par des lois auxquelles nul ne saurait échapper ; mais jamais corrigés de notre insouciance, nous prenons les ombres pour des réalités et ne reconnaissons celles-ci que lorsqu’elles nous étreignent rudement.

On nous dit, comme aux enfants : « Voici le meilleur chemin, ne t’en écarte pas, il y a du danger à droite et à gauche. » Nous partons bien disposés, mais il est monotone le bon chemin, et les sentiers de traverse que nous rencontrons sont bien séduisants : nous nous y attardons, riant des sages qui voulaient nous en détourner. « Ils ne savent pas ce qu’ils perdent, nous disons-nous, et les fous ce sont eux ! »

Ça va bien quelque temps, nous sommes non seulement heureux et libres, mais très bons aussi, et nous nous en vantons à qui veut l’entendre.

Cependant, en suivant la lumière fuyante des Chimères que nous poursuivons, nous arrivons à un sol mouvant qui nous inquiète, et en nous désaltérant aux sources empoisonnées, voilà que nous sentons notre faiblesse… nous commençons à avoir peur, nous soupçonnons la possibilité d’être entraînés plus loin que nous ne le voudrions ; volontiers nous reviendrions au bon chemin monotone et abandonné. Mais voilà, nous serions seuls, et nos compagnons se moqueraient de nous. Lâches, mal à l’aise, nous poursuivons la route que nous savons ne pas être la bonne, un peu dégoûtés de ce qui nous avait séduits, mais incapables de la seule résolution qui nous sauverait. Ne voilà-t-il pas l’histoire de presque tous ?

Et quelle que soit la route suivie, nous serions écrasés par notre ignorance de tout, si nous réfléchissions un peu sérieusement. Nous ne connaissons ni la vie, ni la mort, ni le cœur de nos amis, ni le nôtre. Nous ne savons rien de demain qui peut être notre dernier jour… est-ce que cela nous empêche de gaspiller l’aujourd’hui ?

Nous constatons notre propre inconstance et notre égoïsme, est-ce que cela nous empêche d’attribuer à ceux que nous aimons une puissance de fidélité et de dévouement surhumains, et de les trouver impardonnables quand ils nous déçoivent ?

Nous sommes si inconséquents et si puérils que nous ne nous en rendons pas même compte… et quand nous commençons à voir clair, à comprendre, c’est que nous sommes près de nous en aller au fond du mystère… et jamais nous n’en reviendrons pour l’expliquer aux autres, et ils continueront d’être inconséquents et puérils !