Lettres de Fadette/Troisième série/26

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 69-72).

XXVI

La pierre des bavardes


Il y a au Musée historique de la ville d’Orléans une curieuse tête de pierre sculptée, elle est très laide, un peu plus grande que demi-nature : ce n’est pas le débris d’une statue décapitée, mais un objet complet, dont le crâne dénudé porte un anneau, dans lequel passe une chaîne de fer forte et courte. Au-dessous, un cartouche, avec l’inscription en caractères gothiques :

“On m’appelle la Pierre des Bavardes
Bien connue des mauvaises langues.
Qui est d’humeur querelleuse, médisante,
Sera contraint de me porter par la ville.”

En effet, porter cette pierre au cou était un châtiment en usage au treizième siècle, et il était spécialement réservé aux femmes « qui disent vilain laid à autrui et d’autrui. »

Ce « vilain laid », vous l’avez deviné, c’étaient les injures, imprécations, médisances et calomnies que les femmes du Moyen-Age ne se gênaient pas de répandre, et que les législateurs de l’époque, animés du désir de les mettre à la raison, punissaient en les condamnant soit à l’amende, soit à porter cette pierre lourde et grimaçante à leur cou, pendant qu’on les promenait par la ville, exposées aux sarcasmes et à la risée de la population.

Il est heureux pour les Commères de nos jours qu’il ne soit plus question de cette peine infamante et ridicule, car nous verrions souvent cette grotesque cérémonie dans les rues de nos villes et de nos villégiatures à la mode, où les femmes désœuvrées et bavardes deviennent méchantes à faire frémir ceux qui les écoutent !

Ces femmes sont des petits carnassiers à qui il faut des âmes toutes vives à dévorer : elles recherchent de préférence celles dont la beauté et le charme les relèguent au second plan. Ces monstres étranges et cruels ont les cheveux soyeux, la peau fine et des griffes roses ; elles vous happent une réputation au passage et la dévorent dans l’espace d’un clin d’œil.

Elles trouvent à dire du « vilain laid » de toutes leurs connaissances et de toutes celles qu’elles nomment hypocritement leurs amies et qu’elles mangent allègrement en prenant le ciel à témoin du regret qu’elles en ont.

Il se fait ainsi, sur les plages et sur les galeries, de la chronique scandaleuse qui n’épargne personne. Aucune réputation n’est à l’abri des insinuations perfides, des accusations catégoriques, et tout cela basé sur de simples suppositions répétées et colportées par ces méchantes personnes qui se croient vertueuses ! Oui, voilà le comble ! C’est au nom de la vertu qu’elles font ce vil et cruel métier d’attaquer et de condamner tout le monde. Que ne savent-elles jusqu’à quel point elles-mêmes sont méprisées par les honnêtes gens qui parlent moins de leur vertu mais pratiquent mieux la charité !

Rien de plus pénible que d’être forcé d’entendre ces tristes propos. Une grande tristesse vous saisit à rencontrer tant de malice. Vous ne pouvez invoquer ni la passion, ni la faiblesse pour excuser ces mauvais cœurs et ces mauvaises langues : non, c’est la méchanceté humaine qui déborde, qui mord, qui déchire, et vous en avez peur, et vous voudriez n’avoir rien entendu, car votre confiance dans la bonté féminine est ébranlée…