Lettres de Fadette/Troisième série/25

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 67-69).

XXV

Les maladroits


Je suis une petite personne pacifique, très féminine, pas féministe pour deux sous, et j’admets sans répugnance la théorie de la domination masculine. Encore ne faudrait-il pas y mettre d’exagération, et je proteste contre la superbe de l’homme orgueilleux qui, se proclamant le maître de la femme, tremble sans cesse qu’elle ne lui échappe et ne voudrait pas qu’elle se soustraie, si peu que ce soit, à son influence. C’est une pure extravagance et la cause d’une foule de petites tyrannies insupportables et propres à révolter les femmes qui ne sont pas des saintes auréolées.

Ces grands despotes dont je veux faire le procès aujourd’hui se défient des amies, des lectures, des œuvres de charité, de l’étude de la musique, des réunions mondaines ou religieuses, et tenant leur femme bien enfermée dans une belle cage dorée, ils sont surpris et offensés si elle ose trouver l’esclavage dur et la prison monotone.

Messieurs, ne vous êtes-vous jamais avisés, que là où vos beaux discours et vos commandements échouent à faire accepter doucement cette main-mise absolue, l’amour réussit miraculeusement ? La femme qui aime discute peu : elle admire son grand homme les yeux fermés et elle se soumet facilement à toutes ses exigences. Alors, rien de plus simple que d’établir votre empire ! Soyez aimable et l’on vous aimera, soyez admirable et l’on vous admirera et vos femmes seront dociles comme des agneaux.

Mais n’allez pas croire qu’en étant grincheux, autoritaires et détestables vous aurez des femmes soumises ! C’est par trop naïf ! D’ailleurs, seigneurs jaloux, quoi que vous fassiez, la femme, même celle qui vous aime, vous échappera toujours par quelque côté, et cela, à son insu et sans l’avoir voulu.

Elle a des ailes qui vous manquent : qu’il s’agisse d’idéal ou d’amour, comme elle est guidée par le sentiment et que l’égoïsme lui nuit moins qu’à vous, elle a tôt fait de vous dépasser. Ne lui en veuillez pas, plaignez-la plutôt ; c’est la source de ses plus cruels désappointements. Vous oubliez trop sa délicatesse et sa sensibilité. Si vous étiez un peu attentifs, vous devineriez la prière sans parole, l’appel timide, le serrement de cœur, la tristesse et l’inquiétude déguisées sous le sourire.

Le bruit de vos paroles rudes, le lointain de vos réponses, l’absence évidente de votre cœur effarouchent la confidence nécessaire, et involontairement mais sûrement, vous brisez un à un les liens délicats qui reliaient votre âme à cette âme de femme qui comptait uniquement sur vous et qui s’attendait à être traitée au moins d’égale à égal.