Lettres de Fadette/Troisième série/24

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 64-67).

XXIV

Comme nous les oublions !


Dans une grande boîte remplie de lettres, je cherchais un papier, quand, d’une enveloppe ouverte, s’échappèrent en voltigeant comme des papillons noirs, un nombre de cartes mortuaires. Sur chacune de ces images, je lisais : « Souvenez-nous de », — « À la mémoire de, » — N’oubliez pas dans vos prières. »

Et d’hier, de deux ans, de cinq ans, de dix ans, de plus longtemps encore, surgirent les noms de ces disparus connus et aimés et cependant presque oubliés.

Hélas, l’oubli fait toujours son œuvre désagrégeante dans les cours humains, les pauvres petits cœurs humains qui peuvent bien quelquefois être fidèles à un grand amour, à une amitié profonde, mais qui oublient si facilement les affections délicates et charmantes rencontrées sur leur route et qui la semèrent de joies exquises.

Je prenais ces images une à une, et des figures familières me souriaient, j’entendais leur voix, et en lisant les textes des psaumes, au bas de leur nom, j’y voyais figurées les qualités qui me les avaient fait aimer. — La droiture de son caractère a fait l’honneur de sa vie. — Il combattit le bon combat. — Frappée par la main de Dieu, elle n’a connu ni la plainte ni le murmure. — Elle ne semblait vivre que pour les autres.

Que les vivants sont égoïstes et oublieux ! Je le constatais avec une tristesse navrée en comptant toutes ces cartes, tous ces « Souvenez-vous » si nécessaires et qui ne suffisent pas hélas à préserver de l’oubli les pauvres morts.

Je me rappelais les foules qui se pressent dans les chambres mortuaires, les masses de fleurs, les centaines de messes, les regrets et les larmes sincères, la tristesse douloureuse des enterrements, les retours désolés du cimetière quand tout est fini !

Tout est fini, bien plus que nous ne le pensons dans les jours de deuil… la vie recommence pendant que les morts dorment, et elle s’empare de nos vies, de nos cœurs, et peu à peu les vides sont comblés, et les chères amitiés s’effacent et sont à peine distinctes dans le brouillard du passé…

Il faut peut-être qu’il en soit ainsi, puisqu’il faut vivre et que pour vivre bien il faut aimer la vie. Et comment pourrions-nous aimer la vie si nous vivions tellement avec le souvenir des morts que le commerce des vivants nous serait importun ?

En reprenant contact avec ces amis d’autrefois je n’y ai trouvé que de la douceur. Ils savent tout, maintenant, et ils nous comprennent mieux que nous ne le faisons nous-mêmes.

Je ne conçois pas qu’on puisse nier l’immortalité des âmes. Il me semble impossible d’en douter, moins pour les raisons qu’en donnent les philosophes et les théologiens que par les impressions les plus simples de la vie quotidienne. En nous, autour de nous, tout nous crie l’existence d’une autre vie : la fragilité de nos affections et l’infini de nos rêves, notre soif d’unité et notre besoin de perfection, la dualité qui agite nos âmes jusqu’au dernier soupir, ce qu’il y a en nous d’irrassasiable et d’impossible à satisfaire ; tout cela fait de nous des mortels conscients de leur immortalité, qui sentent que cette vie n’est que le portique du temple mystérieux et désirable où nous espérons entrer un jour mais dont nous avons peur parce que c’est la Mort qui nous en ouvre la porte. Afin d’oublier que nous y allons, nous pensons peu à ceux qui sont entrés et qui nous attendent.

Les chers esprits évoqués par nous aux jours de solitude comprennent sûrement cette grande faiblesse des vivants, et ils pardonnent avec une indulgence intelligente nos oublis qui viennent de nos lâchetés.