Lettres de Fadette/Troisième série/23

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 61-64).

XXIII

Entre amies


Il faisait froid hier soir : le vent du Nord s’était levé et rugissait parmi les sapins : à sa voix se mêlait celle des vagues furieuses déferlant sur les grosses roches de la grève. Mais de tout cela se dégageait pour moi une impression de force, et non de tristesse, car, dans le ciel pur, les étoiles étincelaient, et la lune montant derrière les hautes montagnes éclairait magiquement leurs sommets.

Je fus donc surprise d’entendre mon amie soupirer d’une voix lasse : « Que c’est désolant, ce vent, il me glace ! Voyez-le essayer d’arracher les feuilles, secouer les choses frêles, charrier tout ce qu’il peut soulever ! Il est méchant comme la vie qui remplit nos cœurs d’amours et d’amitiés précieuses, et qui nous les arrache dans des tourmentes comme celles-ci ! »

Et la voilà qui me parle de l’amertume des séparations volontaires ou imposées, des déceptions que nous préparent nos espoirs et nos confiances : elle me fait une peinture poussée au noir du désappointement que nous sommes pour les autres et de celui qu’ils sont pour nous…

Il me semblait entendre l’écho de mes propres plaintes aux jours gris où c’est mon tour d’être accablée par la vie, mais hier soir le vent bienfaisant me soufflait de la philosophie sereine, et à la dernière exclamation de mon amie : « Je la déteste la Vie ! » Je répondis vivement : — « Des mots ! Des mots, ma petite ! et la preuve, c’est que vous aimeriez mieux, tous les ans, au lieu de vieillir, rajeunir d’une année, c’est-à-dire avoir l’espoir de vivre plus longtemps, pas vrai ? » — Elle ne répondit pas, et je repris, conciliante : — Vous, comme moi, disons un tas de choses que nous ne croyons pas ! Chacune notre tour, nous nous plaignons de la vie, mais nous l’aimons quand même. Et nous avons raison. Le bon Dieu a voulu que nous aimions la vie, et Il a si bien réussi, qu’il n’y a que les fous qui se tuent ! La vie est bonne, et la Sagesse, ce serait de ne pas attendre d’être menacés de la perdre pour s’en apercevoir.

Je prêche ici pour moi comme pour vous, j’ai mes heures de lâcheté aussi, et quand une parole raisonnable m’encourage, je me ressaisis.

Souvent nous sommes la cause de nos maux, soit que nos désirs soient irréalisables, soit que notre sort nous paraisse terne et au-dessous de ce que nous croyons mériter. Est-ce que, pour la plupart, nous ne désirons pas vivre ailleurs que là où nous sommes fixés ?

Quand un bon jardinier plante ses arbustes et ses fleurs, il choisit avec soin, pour chacune, l’endroit d’ombre ou de soleil qui convient à sa croissance… Sûrement, le bon Dieu est aussi intelligent que le jardinier, et là où il nous a plantés ou transplantés, Il ne nous demanderait pas de fleurir, d’être heureux, si ce n’était pas possible ? Eh bien, voici ce que nous voudrions nous faire croire ! « Je n’ai pas assez de soleil ! — C’est la chaleur qui me sèche ! — Il pleut trop ou il ne pleut pas assez ! », crions-nous pour nous excuser d’être des plantes chétives. Ce n’est pas vrai. Dans notre petit jardin nous avons tout ce qu’il faut pour croître et donner des fruits, mais il faut le vouloir et cesser de désirer d’être ailleurs.

Vous dites que nous désappointons ceux qui nous aiment… oui, si nous nous aimons plus que nous ne les aimons, et cela nous arrive souvent, hélas ! Et quand ce sont eux qui nous désappointent, n’est-ce pas parce que nous attendons trop d’eux, et que nous nous sommes illusionnés sur leur compte ?

Je crois que dans la création de notre bonheur, qui est toujours une œuvre personnelle, il doit entrer beaucoup de bon sens et une grande sincérité. Quand on se connaît à fond, on n’a pas l’audace d’exiger de ses amis qu’ils ne fassent jamais d’erreurs !

Si nous étions plus simples, nous ne nous défierions ni de nos amis, ni de nous-mêmes. Au lieu de nous demander si nous les désappointons, nous nous contenterions de les aimer en le leur prouvant dans toutes les circonstances, et en appréciant ce qu’ils font pour nous sans la vilaine arrière-pensée qu’ils auraient pu faire davantage.

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Un long silence, puis je repris doucement : Les tristesses inévitables, les grands malheurs ne peuvent être évités, et il nous semble à certaines heures terribles que nous ne sortirons jamais de leur ombre. C’est une erreur. Toute douleur s’apaise avec le temps, les deuils les plus cruels deviennent légers à porter, et j’ai déjà pensé que cet oubli relatif était une honte pour nous. Je ne le crois plus. Dieu permet à la douleur de passer mais il ne veut pas qu’elle demeure, car pour vivre, il faut du courage et la tristesse prolongée le mine et nuit à l’accomplissement de notre devoir.

Et tout ce que je viens de vous dire je le sens et je le comprends mieux dans la solitude et le recueillement de la campagne. Toute la beauté, toute la lumière du dehors, m’entrent dans l’âme et me permettent de voir et d’entendre la vérité qui me parle.