Lettres de Fadette/Troisième série/18

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 47-49).

XVIII

Flânerie

L’air est transparent, le soleil descend au milieu d’un embrasement rose ; dans le jardin, le jet d’eau monte joyeusement pendant que les ombres s’allongent et que les roses embaument. Tout sent bon et tout chante sous le ciel qui se décolore. La fine odeur des foins coupés, les parfums du jardin et du bois voisin nous grisent, et nonchalamment nous rêvons. Sur le chemin gris, devant nous, passent des hommes et des femmes, leur fourche sur l’épaule… ils reviennent du champ, et le vent rafraîchi souffle sur leur fatigue avec un bruit d’ailes qui s’agitent.

La douceur du soir nous pénètre. Sans volonté, sans désir, presque sans pensée, nous demeurons à demi-étendus sur les fauteuils de la galerie, à peine conscients des bonsoirs des travailleurs qui saluent poliment notre paresse béate.

Et soudain, le son de la cloche tombe dans le silence et nous tire brusquement de la somnolence où nous glissions. Les glas tintent lugubrement, et nos cœurs se serrent, car nous pensons au pauvre petit soldat tué en Belgique et dont le service sera chanté demain… et à la mère qui se désole tout près… et à toutes les mères d’Europe et d’Amérique qui tremblent et qui pleurent !

Oui, pendant que nous nous laissons être heureux ici, la guerre continue furieuse là-bas. Les hommes se tuent, les blessés agonisent dans les hôpitaux, tout comme l’automne dernier et plus encore !

Mais notre sympathie ne s’exprime plus qu’en exclamations apitoyées ! Oh ! je le sais, vous allez protester et me dire : « Nous avons travaillé tout l’hiver, nous avons donné et même beaucoup, et nous ne sommes pas égoïstes… » En êtes-vous bien sûres ? et notre élan n’est-il pas bien arrêté ? Cependant, le besoin dure, le malheur augmente et logiquement, les secours doivent continuer et même se multiplier.

Il faudra beaucoup de lainages et de tricots cet automne, et c’est maintenant qu’il faut les préparer, et au lieu de flâner comme nous le faisions ce soir, ne perdons pas une minute, mes amies, et tricotons pour tous les soldats qui auront si froid en novembre !

Ah ! défions-nous de nos beaux discours sympathiques, des jolis mouvements de sensibilité qui nous mettent les larmes aux yeux ; tout ce remuement d’émotion nous donne peut-être l’impression que nous avons beaucoup de cœur ; c’est une illusion si nous pleurons de pitié sans bouger un doigt pour donner du secours.

N’être pas méchante, ce n’est pas nécessairement être bonne. La bonté est active, dévouée, désintéressée, et les phrases et les larmes n’avanceront pas beaucoup tous les malheureux qu’il est de notre devoir d’aider.

Afin de ne pas troubler notre quiétude, nous préférons ne pas nous arrêter longtemps à cette pensée de la guerre qui nous obsédait il y a quelques mois.

Nous serions-nous donc habituées à l’horreur de la souffrance et de la misère ?

Je ne veux pas le croire, nous nous reposions seulement. Maintenant, c’est fait, et nous serons bonnes. Et n’oublions pas que nous ne le serions pas, en courant après le plaisir et en fuyant tout ce qui ressemble à une gêne ou à un effort.