Lettres de Fadette/Troisième série/17

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 44-47).

XVII

De l’éducation

J’ai lu autrefois un livre très curieux. C’était l’aventure d’une femme découvrant en elle quatre personnalités distinctes et successives qui passaient le temps à se combattre, à se quereller, et au milieu de ces disputes et de ces tempêtes, l’héroïne menait une vie très accidentée où l’ange et le diable avaient chacun leurs jours.

Je ne me souviens plus si le livre était bien écrit, mais j’ai toujours gardé le souvenir de cette histoire qui m’intéressait par son côté psychologique si vrai, car n’est-ce pas, au fond, l’histoire, de notre personnalité tombée en anarchie ? Lequel d’entre nous peut se vanter de n’avoir pas éprouvé en lui ce conflit d’instincts et de sentiments qui s’éveillent sous la poussée des circonstances, et d’où sortent l’héroïsme ou la lâcheté, la sagesse ou la folie ?

Tous nous assistons aux débats et aux discussions de l’ange et du diable en nous, et tous nous avons une conscience éveillée, attentive, clairvoyante, qui voit bien le danger sans toujours savoir ou vouloir l’éviter.

Chez les natures foncièrement bonnes mais faibles, le danger s’accroît du manque de résistance, et de concessions en concessions, d’entraînements en entraînements, elles arrivent parfois à atteindre le fond de l’abîme où les attire leur diable : elles y tombent sans lutte et elles sont perdues sans presque avoir eu conscience de leur chute.

Et on lit encore mieux dans les âmes que dans les livres le bienfait d’une volonté forte et exercée qui sait résister, et au besoin, combattre. Cette force combative devrait être développée chez les enfants : on cherche le plus souvent à la faire disparaître.

Pour ma part j’aime mieux un petit révolté qui se cabre d’instinct sous le joug, que ces natures passives qui subissent sans dire mot, en courbant la tête, toutes les tyrannies et toutes les exigences.

Le premier est plus difficile à former : il y faut beaucoup de fermeté douce et tenace, mais s’il est bien élevé, dans toute la force du mot et de la chose, il fera un homme qui saura ce qu’il veut, qui ne subira pas les influences presque inconsciemment, qui saura enfin se résister à lui-même aussi bien que résister aux autres.

Ceux qui tombent aux pires dégradations sont les mous, les lâches, les oisifs, les irrésolus, et il n’est pas d’efforts que nous ne devions faire pour faire grandir chez les enfants l’initiative et la conscience de leur force, afin qu’ils sentent la possibilité de résister à tout ce que réprouvent leur conscience et leur cœur.

Vous pensez bien que les pauvres parents qui font devant leurs enfants cet humiliant aveu : « Je ne puis en venir à bout », n’auront pas un brillant succès dans cette formation sérieuse d’un caractère ! Je le répète et on me croira sans peine, c’est difficile de développer la force en demandant l’obéissance et de faire céder la volonté sans la briser. J’éprouve toujours une impression pénible quand j’entends parler de briser une volonté : quelle erreur ! Il faut la diriger, ce qui est bien différent.

Quelle insouciance est apportée généralement à cette grande œuvre de l’éducation par les jeunes mères pour qui les enfants sont de jolies poupées avec lesquelles elles jouent jusqu’à ce qu’elles deviennent de vrais petits diables. Alors, elles les éloignent et demandent aux éducateurs et aux religieuses d’en faire des anges. Et elles s’en lavent les mains ! Croyez-moi, mesdames, aucun dévouement, aucune sollicitude étrangère ne pourra jamais refaire le commencement négligé par vous. L’âme de votre enfant se sentira toujours d’avoir été moralement orpheline pendant ses premières années.