Lettres de Fadette/Troisième série/08

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 19-22).

VIII

Le cœur de Marie-Anne


Ce matin de Vendredi saint, il n’était pas cinq heures, quand le père Michon qui emplissait la cuisine de son impatience, cria de sa plus grosse voix : « Vite, la p’tite ! On a une grosse journée à prendre à la cabane ! Les érables ont dû couler comme des fontaines, et j’ai quasiment regret d’avoir pas passé la nuit au bois. J’étais rendu ! Un homme, c’pas une machine ! »

Pendant qu’il parlait, Marie-Anne dégringolait l’escalier, fraîche comme l’aube et vive comme un coup de brise.

Et ils s’en allèrent à l’érablière, par les chemins défoncés, le bonhomme fumant placidement sa pipe, et la jeune fille, distraite, toute au rêve intérieur qui n’était pas gai.

Dans le ciel délicat, encore teinté d’aurore, des petits nuages roses s’éparpillaient comme des pétales de fleur ; l’air pur et froid se parfumait, en approchant du bois, de la bonne odeur de la sève nouvelle, s’activant à habiller de vert le pauvre petit Printemps, tombé tout nu et grelottant dans les premières heures d’Avril. — Il fallut pourtant se mettre au travail, surveiller le feu, guetter la cuisson du sirop, répondre aux hommes affairés, préparer le repas… Marie-Anne avait tout juste le courage d’être là, de se taire et d’obéir machinalement aux ordres de son père.

Elle ne pouvait se distraire de cette obsession du chagrin récent qui nous prend tout le cœur, tout l’esprit et jusqu’aux pensées par lesquelles nous espérions y échapper, qui les tourne et retourne à sa manière et nous fait mal avec. Tout devient douloureux alors, et les grosses plaisanteries des travailleurs donnaient à Marie-Anne l’envie de sangloter.

— Que veut dire l’abandon de Pierre depuis trois semaines ? Elle en goûte l’amertume jusque dans la petite musique fine des gouttes d’eau tombant, pressées, dans les chaudières vides, car leur refrain lui rappelle l’an dernier, la partie de Sucre où Pierre et elle ont découvert leur mutuelle sympathie.

Son cœur franc et clair comme l’eau des sources s’est donné avec la confiance d’une enfant, avec la tendresse d’un cœur jeune privé des caresses maternelles, et c’est à travers son pur amour qu’elle a vu un Pierre chimérique, à qui elle a prêté ses qualités à elle, sans se douter, la pauvre petite, que Pierre est d’une autre race qu’elle au physique et au moral.

Et pourtant… elle a senti obscurément cette différence entre eux ; sans vouloir se l’avouer, elle a eu peur de la grossièreté qu’il cachait mal, et, devinant instinctivement son incompréhension, elle n’a jamais voulu l’approfondir, de crainte de voir se briser le beau rêve auquel elle se cramponne aujourd’hui avec un commencement d’épouvante.

Elle est toute simple et n’analyse pas cela bien clairement : au contraire, elle essaie de faire taire les voix intérieures avertisseuses, et, pour cela, elle évoque les attentions, les mots d’amour, toute la griserie des joies passées…

Au cours de ses réflexions, elle avise un moule brillant, et une idée de petite fille lui inspire un projet aussitôt réalisé qu’imaginé.

Et le soir, en grand mystère, elle enveloppe d’un papier soyeux le beau cœur de sucre blond et dentelé : elle l’attache d’une faveur rose, et l’ayant caché dans un vieux journal, elle obtient de son petit frère qu’il le portera demain chez Pierre, à une bonne lieue de chez elle.

En revenant du marché, Pierre, un peu gris, trouve donc le souvenir de sa petite amie. Il le jette d’abord dédaigneusement sur la table, puis, se ravisant : « Tiens ! Tiens ! le cœur de la p’tite Marie-Anne, ça ferait un beau présent pas cher pour Léa ! J’y porterai demain. »

De ses gros doigts gourds, il refait gauchement le paquet, le met dans sa poche de « capot », et il ne donne pas une pensée à Marie-Anne qui attend chez elle, anxieuse, et espère tout de ce rappel discret.

Léa et Pierre ont mangé ensemble le cœur de la pauvre petite qui a pleuré toutes ses larmes à la fin de ce jour de Pâques. Elle se serait vite consolée, si elle avait pu deviner comme Dieu est bon de la préserver de Pierre !

Mais elle ne sait pas… nous ne savons jamais que longtemps après !