Lettres de Fadette/Troisième série/07

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 16-19).


VII

Le Printemps entre chez moi


L’air est tiède ce matin, les rayons du soleil, avant d’entrer dans ma chambre, ont allumé des étoiles qui dansent sur les petites vagues froides, et parmi leurs scintillements passent des morceaux de glace que le courant entraîne. Dans l’éther lumineux, un oiseau lance des roulades joyeuses, un rêve de bonté et d’amour traverse l’espace. Le regard perdu dans l’infini souriant du matin, j’écoute, et mes mains distraites froissent une feuille de géranium qui embaume… mais c’est bien une corneille que je viens d’entendre, et voici qu’une autre lui répond… leur zèle est imprudent, j’ai peur, car le Printemps est un seigneur capricieux qui s’annonce plusieurs fois et fait bien des façons avant d’arriver !

De toutes les maisons plantées dans les sapins, vis-à-vis, s’élèvent des fumées blanches qui ondoient comme de grandes plumes en montant vers le ciel.

Le silence serait parfait sans le bruit monotone de l’eau, quelques voix d’oiseaux et un bruissement à peine perceptible, comme un grésillement de la lumière. Le joli tableau que je regarde ressemble tant à ceux que chaque année met devant mes yeux, que je perds la notion du temps et que je feuillette comme dans un livre illustré tous les printemps passés.

Aucun souvenir distinct pourtant ne se dessine. Ce sont des impressions indéfinissables, fugaces, qui disparaissent si je m’applique à les saisir. Je me sens seulement bien vivante au milieu de tous ces printemps disparus qui passent comme des visions légères autour de moi et en moi, sans que je puisse en retenir aucune. Et je comprends bientôt que c’est l’âme même du Printemps qui est entrée ici et je la retrouve avec un bonheur grave aussi près des larmes que du sourire.

La fête sera complète, ma voisine s’est mise au piano et par la fenêtre ouverte m’arrivent les premières notes de cette sonate de Grieg que j’aime tant, parce que pour moi, elle est comme le poëme de la vie que j’y retrouve toute, depuis les premiers sons lents et berceurs, doux comme le chant des berceaux où les petits enfants dorment, ignorant le monde où ils viennent d’entrer et leur âme qui n’est pas encore éveillée.

La mesure s’anime : c’est l’éveil, la joie inconsciente, puis la chanson : la cadence joyeuse s’accentue, se précipite et devient la danse folle, le tourbillon léger où passent la jeunesse, l’enthousiasme, le plaisir qui éclate en un air de fête.

Un arrêt subit, une attente, quelques notes douces qui tremblent et vaguement, le rêve s’esquisse, chante, s’attendrit, et l’amour enfin palpite dans les longs traits passionnés qui alternent, s’appellent et se répondent.

Peu à peu le chant devient plus égal, toujours tendre, mais avec une nuance distinctement triste, et les grandes phrases lentes disent le calme poignant des premières solitudes rencontrées, des désillusions ironiques, des séparations tragiques où tombent ces larmes du cœur dont on voudrait mourir.

Voilà enfin la mélodie finale qui résume tout : elle monte en s’élargissant, forte et sublime comme un souffle d’en haut, comme un geste de l’infinie miséricorde s’ouvrant pour recevoir l’âme lasse des choses de la terre, et la dernière note lancée s’arrête haletante, vibrant tout entière de tant de vie évoquée.

…Le silence m’arrache brusquement à cette rêverie où s’est écoulé peut-être bien du temps : le ciel s’est obscurci, un nuage en passant sur l’eau lui donne une teinte plombée, et l’air froid qui entrait avec la musique me fait frissonner.

Mais n’étais-je pas devant ces feuilles éparses sur ma table dans l’intention de vous écrire une lettre bien sage, une lettre de carême finissant ?

Oh ! l’incorrigible Fadette qui rêve avec le Printemps, se grise de musique et oublie la chronique ! L’excuserez-vous ?