Lettres de Fadette/Troisième série/09

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 22-24).

IX

Pour les Aveugles !


Le ciel est toute splendeur et toute lumière. Les vagues, gonflées par la débâcle ont des tons étranges d’ombre dure et de lueurs roses que leur prête, pour un moment, le soleil qui disparaît. Je ne vois que le ciel et l’eau, et là-bas, la rive brune qui s’illumine magiquement aussi.

Une paix immense plane sur toutes les choses et pénètre mon âme. C’est la prière du soir de la journée, se retirant dans une telle beauté que je regrette infiniment les laideurs et les petitesses que j’y ai mises. Pendant qu’émerveillée de Dieu et de son soleil, je contemple le tableau familier et cependant jamais vu ainsi, je porte la main à mes yeux en pensant aux aveugles éternellement dans le noir, pour qui n’existent ni les lointains transparents, ni la voûte bleue, ni le large horizon, et une émotion grave me saisit en concevant tout à coup cette éternité de désolation dans l’obscurité.

Je les vois patients et chercheurs, se créant en eux-mêmes le monde inconnu qui semble familier aux autres, et soudain, le souvenir d’une prière qui me fut faite il y a déjà longtemps me traverse l’esprit et me trouble, car il ressemble à un remords.

Une amie inconnue de Fadette lui demandait de s’intéresser et d’intéresser ses lectrices à l’œuvre de la Bibliothèque Braille, insuffisante pour les besoins des aveugles de Nazareth.

Il y a deux moyens de nous aider, me disait-elle : l’un en apprenant la méthode pour écrire chez soi, l’autre en allant dicter des livres en noir aux femmes aveugles de l’institut.

Il y a trois ans, les religieuses de Nazareth firent un appel à la charité féminine, et quoique les « copistes” » et les « dicteuses » n’aient pas été nombreuses, il s’ajouta, par suite de leur dévouement, un bon nombre de volumes à la bibliothèque des aveugles.

On se demandera peut-être pourquoi ce travail ne serait pas fait par l’imprimerie ? Tout simplement parce que les imprimés en relief coûtent très cher, et si la charité active de leurs bienfaiteurs ne voyait pas à leur procurer des manuscrits, les aveugles pourraient considérer la lecture comme un luxe presque inaccessible.

Cette œuvre de charité à laquelle on vous invite est divinement belle, et si bien faite pour tenter des cœurs de femmes, que j’ai l’espoir que ma suggestion inspirera à quelques-unes d’aller à Nazareth.

Là, elles se rendront compte clairement de ce qu’on leur demande et elles connaîtront les aveugles si intéressants et si merveilleusement doués. Les ténèbres qui pèsent sur leur cerveau comme des nuages opaques peuvent être percés : ils le sentent et ils sont pleins d’aspirations ardentes vers l’inconnu qu’ils pressentent derrière le voile épais. Vous seriez la main qui écarte le voile, les yeux qui se prêtent à eux pour remplacer leurs pauvres yeux éteints, et si, par votre travail et votre dévouement, ils devinent un aspect encore incompris du monde invisible pour eux, comme vous serez heureuses et fières !

C’est maintenant aux anges à répondre, et en femme très curieuse je me demande combien il y en aura ?