Lettres de Fadette/Quatrième série/59

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 166-168).

LIX

Chimères


Les arbres en dentelle verte, bruissent doucement en frôlant les vieux toits, les saules de la rive trempent leur chevelure fine dans la rivière étincelante qui court en bavardant ; dans les vergers, les arbres fleuris ressemblent à d’énormes bouquets de mariées dont le parfum grise et attendrit, et sur la route qui dégringole en pente raide, les érables flambent, roses au-dessus du chemin blanc. Je le descends lentement, faisant ma petite revue intérieure, évoquant des souvenirs, appelant des pensées, cherchant une page pour vous, mes amis inconnus et lointains.

Au bas de la côte, sur le perron d’une maison pauvre et laide, j’aperçois de loin une petite fille qui berce en fredonnant, un objet qu’elle tient bien serré dans ses bras arrondis. Sa poupée sans doute, ou un petit chat ? Son air de sollicitude pique ma curiosité et je veux savoir. — Veux-tu des fleurs ? fis-je en lui tendant une gerbe fleurie cueillie en chemin. — Elle met un doigt sur ses lèvres et sans parler lève sur moi ses yeux graves et doux. — Ton bébé dort ? — Oui, il est malade ! — Laisse voir, je connais ça, moi, les bébés malades. — Elle hésite puis voyant que je ne plaisante pas, elle découvre, non une poupée, mais une branche de bois tordu entourée d’un chiffon et qu’elle manie avec des délicatesses touchantes de petite maman. Je me garde bien de sourire en donnant la consultation, et je m’éloigne auprès avoir fait une caresse à la petite fille rose et au bébé de bois.

Et voilà que j’aurai beaucoup de choses à vous dire et que je vous ferai admettre avec moi que nous ressemblons tous à cette enfant : nous berçons dans nos âmes des chimères et des illusions que nous cachons bien à tous, mais dont nous vivons et qui, si peu substantielles, pourtant, alimentent nos forces morales.

Ô petite fille sage ! En berçant cet objet informe auquel tu prêtes ta petite âme d’enfant aimante, tu oublies que ta mère est pauvre, que d’autres fillettes ont de belles poupées qu’elles aiment moins peut-être que tu n’aimes ce bout de branche trouvé au bord du fossé.

Et nous, en donnant à nos pauvres chimères la vie de nos grands espoirs, nous oublions le vide que laissent toutes les déceptions. Combien de cœurs blessés verraient en eux s’éteindre toutes les lumières si l’illusion recréée, qui ne demeure pas, mais revient toujours, n’accrochait, au-dessus des cendres du passé, tous les espoirs de l’avenir, gardant au cœur sa chaleur et à l’âme sa vie ardente.

Et c’est dans les cœurs restés jeunes, dans les âmes bien vivantes que vit l’adorable confiance dans les choses de la vie que donne aux âmes le culte de la beauté. Tôt ou tard, prises par ce besoin de beauté, elles sont emportées d’un vol puissant vers la Vérité plus belle que les chimères, vers l’Espérance divine qui recule les illusions comme de vains jeux d’enfants, qui ont eu leur utilité à leur heure, puisqu’elles entretenaient la flamme et préparaient la vie intérieure qui n’éclôt jamais dans les cœurs atrophiés.

Ces pauvres cœurs ont accepté sans luttes le vide et la désolation, ils se sont trop resserrés, trop attristés sans résultat pour personne, ils n’ont jamais su comme les enfants de bois sont bienfaisants et secourables !