Lettres de Fadette/Quatrième série/58

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 163-166).

LVIII

Précurseurs


Vous connaissez, n’est-ce pas, ces heures de lucidité, où l’âme, comme affranchie des mille liens qui l’attachent aux choses de la terre, s’élève, légère et ailée, au-dessus des petits intérêts, des petits soucis, des petites occupations ordinaires pour regarder la vie de haut et de loin, éclairée, par en dedans, d’une lumière qui se reflète sur tout ce qu’elle observe ? Quelques instants, elle vit pleinement sa vie spirituelle et magnifique, et même les secrets de Dieu lui laissent deviner un peu de leur mystère.

C’est durant une de ces heures rares et bénies que j’ai cru comprendre, qu’après avoir donné notre blé, notre argent, nos soldats pour le salut du monde, nous n’avons rien fait si nous gardons une âme mesquine, sourde aux grandes voix qui appellent l’humanité à une vie plus haute et plus surnaturelle.

Je me suis souvent plu à évoquer saint Jean-Baptiste parcourant la Judée, et criant sur les routes à ceux qui le suivaient : « Préparez les voies du Seigneur, car le royaume de Dieu est proche. » Il me semble que les anges, aujourd’hui, comme le prophète, autrefois, passent et repassent au-dessus de l’humanité en disant à tous : « Préparez les voies, car l’Esprit de Dieu vient renouveler le monde, et son royaume est proche. » Bien avant nous, la France a entendu les anges. L’Esprit s’y est réveillé, ardent et merveilleux, et les vertus sublimes ont fleuri dans des milliers d’âmes que le poids des choses matérielles écrasait. Soulevée par le danger, l’indignation sainte, l’amour de la patrie, la douleur purificatrice, l’âme de la France a ébloui le monde et ses ennemis ont dû avouer qu’ils l’avaient méconnue.

Et pendant que s’opérait ce réveil miraculeux, là-bas, que devenaient nos âmes, ici ? Ont-elles eu la générosité qui fait le sacrifice régénérateur ? Je m’incline avec admiration et attendrissement devant les mères : aussi bravement que les mères de France, elles ont donné le sang de leur cœur en souriant à leur petit qui s’en allait. Mais en dehors d’elles, je vous le demande, qui a compris que l’Esprit annoncé par les anges, l’Esprit qui doit renouveler le monde devait d’abord s’établir dans les âmes ?

Hélas ! hélas ! ne semblons-nous pas ignorer, même en face de la grande misère de la guerre qui ruine l’Europe, que l’aisance, la sécurité, le luxe sont des biens secondaires qu’on peut légitimement désirer, mais pas au point d’oublier dans leur poursuite, ou notre inquiétude de les perdre, le grand drame qui se poursuit là-bas et qui affecte l’humanité entière ? Notre égoïsme est si étroit et s’étale de façon si humiliante que bien d’autres avec moi ont dû en rougir.

L’Esprit qui plane au-dessus du monde et qui fait si belles les âmes dans lesquelles il souffle, c’est l'esprit de solidarité, l’esprit de sacrifice qui élève les individus au-dessus de ce qui leur est personnel et qui demande aux peuples d’être au moins aussi humains que patriotes. Est-ce l’esprit qui nous anime ?

Pendant que le sang de la jeunesse du monde ensanglante les champs de bataille que les villes s’écroulent sous les obus, que les populations affamées meurent de douleur et de misère, nous gémissons parce que le pain est gris et que la vie coûte cher. Ce n’est pas qu’il ne faudrait pas s’apercevoir de nos épreuves, mais n’oublions pas que jamais il n’y eut de guerre si terrible et tant de souffrance sur la terre.

Nous ne comprenons pas encore ce qui se passe et que Dieu ébranle le monde en l’attirant à Lui. Absorbés tout entiers par nos soucis immédiats et étroits, nous ne soupçonnons même pas la beauté divine acquise par ceux qui ont retrouvé leur âme en permettant à l’Esprit de régner en eux et parmi eux.

Et pourtant c’est à nous aussi que les anges annoncent le royaume de Dieu et qu’ils disent de préparer les voies du Seigneur. Pour qu’il s’établisse, ce royaume, il faut que nos âmes soient délivrées de leurs petitesses, de leur égoïsme, qu’elles deviennent à la fois plus humaines et plus spirituelles, plus croyantes et plus généreuses ; ce sera alors le monde régénéré, et pour nous, un Canada conscient de la Beauté supérieure et qui marche vers un Idéal splendide qu’il aura appris à désirer.