Lettres de Fadette/Quatrième série/46

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 129-132).

XLVI

Les âmes


La veille de la Toussaint, j’allai seule au cimetière, devançant les foules pieuses des deux grands jours du souvenir. Le soleil disparaissait dans une traînée d’or lumineux, les arbres à demi dépouillés avaient des tons fauves, et les jonchées de feuilles à terre complétaient une harmonie en teintes jaunes absolument exquise. Et je me laissais prendre à cette beauté des choses qui s’en vont, mais dont l’adieu est une promesse de retour, et la lourde tristesse que j’avais apportée au cimetière devenait étrangement douce près des chers morts que je venais visiter et prier. Certes, je prie pour eux, mais depuis que je les ai entendues, j’ai toujours présentes à l’esprit, ces paroles d’un religieux : « Mais elles sont heureuses les âmes du purgatoire ! elles sont sauvées, elles aiment Dieu dont elles se savent aimées, et leur attente est l’attente d’un bonheur si certain ! »

Que c’est vrai ! L’attente du bonheur, c’est le bonheur commencé, et en cette vie décevante, c’est même, trop souvent, la seule joie qui nous viendra des bonheurs rêvés.

Mais les chères âmes sont des élues, et c’est mieux que dans l’espérance, c’est dans une certitude splendide qu’elles attendent l’heure de la béatitude parfaite. Elles n’ont ni les impatiences, ni les doutes qui rendent parfois pénibles les attentes de nos âmes terrestres. Des saintes déjà, faisant la volonté de Dieu en se purifiant davantage.

Cette pensée est si belle et si consolante, que je regrette qu’on ne l’exprime pas plus souvent ! Elle adoucirait les chagrins amers, où la douleur d’avoir perdu nos amis s’accroît de l’angoisse de les croire tourmentés et malheureux. — Longtemps, dans le soir gris et doux qui s’étendait sur le ciel et sur la terre, j’ai écouté les voix aimées, et j’ai senti profondément que les disparus sont vivants, et de l’infini où ils ont été élevés, leurs conseils austères pénétraient dans mon cœur lâche comme des lumières qui faisaient des blessures.

« Il n’y a pas de grandeur morale sans souffrance, disaient-elles, vous l’admettez, et pourtant vous la fuyez, pauvres de la terre. Vous ne savez pas prier ! Vous demandez à Dieu d’écarter les obstacles et d’éloigner la douleur ; priez seulement pour avoir la force de vaincre les uns et d’endurer tout ce qu’il veut, sans conditions et sans limites. Lorsque Dieu vous comble de ses bienfaits, vous savez quelquefois le remercier et glorifier sa Bonté, mais dans la désolation de l’épreuve, vous refusez de reconnaître cette Bonté, et il vous arrive de la nier. Vos prières sont mesquines et égoïstes. Sans cesse, les mains tendues vous criez : donnez ! donnez ! Et que lui offrez-vous à ce Dieu à qui vous demandez tant ? Pourquoi détournez-vous de Lui tant de votre temps, tant de votre cœur, tant de votre vie, oubliant sans cesse qu’il vous a tout donné et que vous Lui devez tout ? Vous ne comprenez rien, vous ne voulez rien savoir, vous avez peur de la Vérité, et nous qui savons, et dont la tendresse s’éclaire à la lumière divine, nous vous supplions de nous entendre, car nous vous voyons marcher vers la mort les mains vides et les yeux fermés. »

L’air était rempli du murmure des voix mystérieuses, et j’avais la sensation distincte de la présence immatérielle de tous les bienheureux qui regardent avec pitié les aveuglements et les misères de l’humanité.