Lettres de Fadette/Quatrième série/35

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 97-100).

XXXV

La folle entreprise


Les nuages gris se sont dispersés et du ciel bleu ruissellent les rayons clairs et chauds qui font s’entr’ouvrir les petits panaches verts accrochés aux fines branches souples. C’est le Printemps, et c’est l’Ascension, cette fête du Ciel qui tire en haut les pauvres âmes terrestres. Des sourires flottent dans l’air tiède et pour nous qui nous souvenons, des effluves du passé imprègnent l’atmosphère d’aujourd’hui. Notre passé. Il est merveilleux et si peu lointain. À compter les générations, il n’y en a pas six entre nous et ce 18 mai 1642, où Monsieur de Maisonneuve et ses compagnons venaient fonder une ville dans la forêt vierge.

On disait alors à Québec : « Ô la folle entreprise ! » Ce sont les plus belles quand elles réussissent, et Montréal est le fruit superbe de cette « folle entreprise » accomplie avec un héroïsme et une noblesse que nous ne connaissons pas assez peut-être.

Monsieur de Maisonneuve ayant été nommé, avec l’autorisation du roi, par la Compagnie des Associés, Gouverneur de l’île de Montréal, avait choisi quarante-six hommes forts, habiles à tous les métiers, en état de porter les armes, et dont la plupart étaient célibataires. Les derniers jours précédant le départ, ne voilà-t-il pas qu’il s’avise de l’inconvénient de se passer des secours du dévouement féminin. C’était une femme peu ordinaire qu’il fallait emmener. Intelligente, dévouée, sérieuse, courageuse, bien portante… et il lui restait trois jours pour découvrir cette merveille ! Mais Dieu veillait, et comme il arrive souvent quand les hommes légers oublient, Lui qui prévoit, avait préparé pour la fondation de Ville-Marie une femme exceptionnelle qui arriva presque miraculeusement, du fond de la Champagne, à La Rochelle, en quête d’une occasion pour traverser au Canada, afin de s’y dévouer à la conversion des sauvages. C’était Jeanne Mance, et elle fût partie seule avec l’expédition, si quatre des hommes de Maisonneuve n’eussent refusé de s’embarquer sans leurs femmes.

Arrivés à l’automne à Québec, les colons y passèrent l’hiver, préparant leur établissement. Madame de la Peltrie s’attacha si bien à Mademoiselle Mance que, le printemps venu, elle s’embarqua avec les voyageurs pour l’île de Montréal.

Voilà donc ces six femmes à l’œuvre pour organiser la vie de cette grande famille, pourvoir à leur nourriture, à l’entretien des vêtements, et adoucir la vie des pionniers au travers de difficultés inouïes que l’on peut facilement imaginer.

Jeanne Mance était la directrice des travaux matériels et l’âme de ce fantastique foyer qu’elle essayait d’établir avec tant de charité et d’habileté que Monsieur de Maisonneuve ne cessait de dire qu’elle était un « présent du Cie ». À ses fortes vertus morales, Mademoiselle Mance joignait une distinction et un charme qui devaient s’exercer avec un empire souverain même sur les âmes primitives des sauvages.

Le printemps suivant, arriva de France une « nouvelle recrue », amenée par Monsieur D’Ailleboust, qu’accompagnait sa femme et sa belle-sœur, Philippine de Boulongne. Cet officier, distingué dans le génie militaire, fut chargé de la construction du Fort, véritable petite ville en miniature. Son enceinte renfermait une chapelle, un hôpital, des logements pour les colons et la garnison, des magasins et des entrepôts, et Jeanne Mance, Madame de la Peltrie, et leurs deux nouvelles compagnes, se multipliaient pour soigner les malades, distribuer les vivres, régler la vie de cette étrange communauté composée de femmes, de religieux, de seigneurs, de soldats et d’ouvriers. Bientôt s’ajouta à leur tâche la mission d’attirer les sauvages, de les instruire, de leur faire aimer la civilisation et la religion. Les Algonquins, paisibles et doux, s’étaient peu à peu rapprochés de la colonie française, comptant sur la protection des blancs contre les incursions iroquoises qui se multipliaient et jetaient la terreur dans l’île.

Au milieu des craintes et des soucis continuels, Jeanne, vaillante et douce, agrandissait son hôpital, fondait une école pour les petits sauvages, assistait les femmes des colons, soignait les bébés, car les colons se mariaient et les bers de bois-franc se multipliaient dans la jeune Ville-Marie. Des religieuses venues avec Marguerite Bourgeois s’étaient jointes à elles et le bien poussait de fortes racines dans l’île bénie de Dieu.

Autour du fabuleux berceau de la ville naissante, j’aime à évoquer ces jeunes mères qui s’empressaient et dépensaient les trésors de leurs âmes françaises et chrétiennes. Et Ville-Marie sortit de ses langes, commença à grandir, à progresser, et les jeunes mères devinrent vieilles et donnèrent leur place à d’autres qui continuèrent noblement l’œuvre commencée.

Et elles se succédèrent, ces gardiennes des foyers menacés, toujours fortes, actives et bonnes : elles donnaient simplement leur inépuisable réserve d’amour, leur grâce, leurs sourires, et pendant que les hommes peinaient, elles conservaient pour eux dans leur âme profonde et pure, la foi qui sauve, la foi qui élève. Elles nous l’ont transmise, n’oublions pas que nous la devons à ceux qui viennent après nous.