Lettres de Fadette/Quatrième série/29

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 81-84).

XXIX

Balançoire


Je donnais des sous à un mendiant, et ma compagne me dit : Vous encouragez la paresse, — En êtes-vous certaine ? Moi, je suis sûre qu’il a faim. — Elle me fit un petit discours odieux et sage, et dès que je le pus, je m’empressai de la quitter et je revins toute seule en méditant sur son point de vue qui n’est pas le mien.

C’est qu’il n’y a presque pas d’actions, — en dehors de celles que la morale réprouve absolument, — qui ne puissent se réclamer d’un devoir. Si l’on donne un sou à un pauvre, on satisfait à la charité, si on le lui refuse, c’est pour ne pas encourager la paresse, et l’avare se retranche avec bonheur derrière l’intérêt public. Le désir de la paix mène aux plus lâches complaisances ; le désir de justice remplit une maison de réclamations, de querelles, de l’insupportable tumulte d’une conscience perpétuellement indignée. Combien de gens font du mal en faisant le bien hors de propos, et combien se retranchent derrière une vertu inflexible et austère pour manquer à toutes les lois de la charité.

Toutefois il est évident que souvent un devoir paraît s’opposer à un devoir, qu’il y a un choix embarrassant à faire et que s’il est fait sans discernement, nous agissons mal avec la meilleure intention du monde. Ce sont là des erreurs communes dont nous souffrons nous-mêmes, dont nous faisons peut-être souffrir les autres, parce que, pour faire le bien, il ne suffit pas de le vouloir et d’être bon, il faut avoir assez d’intelligence pour comprendre toute la portée de nos paroles et de nos actes et pour prévoir les conséquences de notre zèle souvent intempestif.

À côté de ceux qui sont sincères et inintelligents, et par conséquent excusables, il y a ceux qui couvrent leurs actions laides du nom de Devoir.

Et c’est au nom de la morale et par l’inflexible rigueur de leur conscience si pure que sont perdues à jamais des réputations jugées d’après des apparences et des racontars. Ô les honnêtetés féroces et les vertus sans pitié, qui font plus de mal que les vices qu’elles condamnent ! — Quelle hauteur d’orgueil établit souvent, entre deux femmes, toute la distance qui séparait le pharisien du publicain !

Comme ils rougiraient, ces hypocrites, drapés dans leurs fausses vertus, si nous découvrions dans leurs vilaines âmes, le mélange de sentiments bas, coalisés avec le mot de Devoir, qui fait pencher la balance contre le devoir infiniment plus simple de la charité !

Ne semble-t-il pas qu’une justice qui fait tort à la justice ne soit qu’une iniquité ? La justice, qui contredit à une autre justice, ne peut plus être la justice, il me semble. Et lorsqu’un devoir est vraiment en conflit avec un autre, ne faudrait-il pas, pesant le pour et le contre, se décider pour l’accomplissement de celui d’où résulte le moindre mal pour autrui ? Nous le devinons d’instinct, notre lâcheté en a peur, et notre choix est généralement dirigé par notre égoïsme.

Je philosophais ainsi, à ma façon, pendant que les feuilles tombaient dans l’ombre envahissante et douce de cette fin de jour, et je me disais que c’est bien difficile de vivre, d’être content de la vie et de soi !…