Lettres de Fadette/Quatrième série/28

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 79-81).

XXVIII

Les Mères


Dans l’église sombre, je suis entrée transie, triste de toutes les tristesses rencontrées et partagées. Je me suis approchée de l’autel de la Vierge. Douce et blanche, elle élevait dans la lumière l’Enfant divin ; et elle semblait se pencher sur les femmes agenouillées devant elle. Quelques-unes pleuraient et à chaque instant un cierge nouveau, allumé par une main pieuse, joignait sa flamme à celles qui s’élevaient en grésillant. « Gardez nos fils ! » Je devinais ce cri éperdu des tendresses désolées : l’église était remplie de ce désespoir si longtemps contenu, caché, et qui jetait enfin sa plainte là où l’on peut pleurer librement.

Pourtant, une à une, elles s’en allèrent, laissant leur cierge prier en brûlant, et leur prière pleurer devant la Vierge ; elles s’en allèrent, le cœur lourd mais prêtes à sourire afin de laisser à leurs aimés tout leur courage. Et presque seule dans l’ombre du temple, je ne pouvais que répéter ces mots : « Mère ! Mère ! Aie pitié des Mères ! »

Il y en a tant à qui l’on prendra leur fils pour les jeter dans la mêlée horrible. Elles frissonnent déjà du froid que leurs petits endureront, de la terreur qu’ils connaîtront, elles ont peur de la haine qui les jettera, enragés, sur les ennemis ; elles les voient blessés, seuls sur les champs de bataille abandonnés, ou tués et enterrés si loin d’elles.

Cette désolation, d’autres mères l’ont connue et acceptée généreusement. C’est vrai… mais une force qui nous manque les animait, les grandissait : l’amour de la patrie attaquée et envahie.

Ici on demande aux mères un héroïsme désintéressé que n’aide pas même la conviction que notre sacrifice soit nécessaire. On nous force à donner ce que nous avons de plus précieux sans même nous dire merci ! Au contraire, on s’étonne et on se scandalise de notre peu d’enthousiasme pour aider la puissante, la riche et l’arrogante Angleterre. Et notre souffrance s’empreint d’une amertume qui fait saigner notre cœur. Et cependant, dans ce désarroi où nous jettent les circonstances tragiques actuelles, il faut nous ressaisir, être courageuses et généreuses, oublier les causes immédiates du malheur qui nous frappe et voir le but de nos grands renoncements, du don cruel du sang de nos cœurs.

C’est un honneur pour nous d’avoir préparé nos fils aux tâches viriles, de les avoir accoutumés à l’idée de l’effort, de la lutte, des sacrifices héroïques, Ils comptent sur nous qui les avons faits généreux et braves, pour les aider à demeurer fermes au moment de l’épreuve : ne les désappointons pas.

Ô mères qui pleurez, les anges recueillent vos larmes et elles retomberont en bénédictions sur ceux qui s’en vont, après tout, combattre pour la bonne cause, sur la terre bénie de France où ils se sentiront un peu chez eux. Votre courage augmentera leur bravoure et ils soutiendront l’honneur du nom canadien déjà couvert de gloire avec ce que vous avez de meilleur et de plus fort dans vos âmes de femmes.