Lettres de Fadette/Quatrième série/27

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 76-79).

XXVII

En cage


C’était sa plus récente fantaisie, cette volière, où sept petits oiseaux effarouchés passaient par toutes les phases du désespoir. Pris dans les bois, par des gamins bien payés, ils n’étaient pas encore revenus de leur effarement. Les uns, tout renflés dans leur plumage, ne bougeaient pas de leur perchoir, pendant que les autres voletaient éperdument, se meurtrissant, perdant leurs plumes ou se cramponnant désespérément aux barreaux de la cage.

Toute souriante, elle montrait son acquisition et je regardais avec tristesse, sans parler ; devinant ma pensée, elle s’écria : « Oh ! ils s’habitueront… ils ne seront pas malheureux longtemps… » Quelques-uns peut-être, mais les autres y perdront leur vivacité, leur chant et leur joie d’oiseau libre.

Et pendant que se déroulait le verbiage sonore et vide de la jeune femme aux oiseaux, j’avais des visions d’âmes humaines prisonnières dans les cages qu’elles se sont faites ou dans lesquelles on les a enfermées.

Il y en a… et je ne parle pas ici de celles qui sont heureuses de leur captivité, mais des autres, des pauvres autres !

Par leur nature, ces âmes sont faites pour tendre vers tout ; elles n’aboutissent à rien, parce qu’elles se heurtent sans cesse aux parois de leur prison. Comme les pauvres petits oiseaux de la volière, elles s’épuisent en révoltes stériles ou s’assoupissent dans une morne résignation.

Elles comprennent tout, elles sentent tout, mais elles ne peuvent ni dire ce qu’elles ont vu, ni crier ce qu’elles ont entendu, ni reproduire ce qu’elles ont senti.

Elles aiment tout : les humbles brins d’herbe, les grands lys fiers, les fleurs de pourpre et les fleurs d’or, la mer qui fredonne dans le soleil ou la mer qui se lamente dans la tempête, les nuages mobiles aux couleurs toujours changeantes. Elles aiment l’humanité : les petits à cause de leur faiblesse, les souffrants à cause de leur douleur, les égarés et même les méchants, à cause de leur âme qui peut toujours sortir de son erreur et se délivrer de son péché. Elles aiment tout, et à leur amour, grand comme l’univers et comme l’humanité, ni la nature, ni l’humanité ne savent répondre.

Elles sont capables de tout, même d’héroïsme, et n’importe qui accomplit mieux qu’elles la moindre besogne pratique rend plus facilement le moindre service et supporte plus allègrement la moindre contrariété.

Comme elles sont malheureuses les âmes prisonnières ! Qu’elles soient enfermées dans l’enceinte étroite des sciences et des philosophies tout humaines, ou captives de leur égoïsme ou de celui des autres ; qu’elles soient enchaînées par leur timidité ou gardées par des volontés despotiques, comme elles sont à plaindre !

Des rêves trop grands pour que jamais ils puissent devenir réalités, obsèdent sans la vouloir jamais quitter, leur âme qu’ils torturent de douloureux frissons. La hantise du mieux les étreint d’une inlassable emprise. La vie a beau leur crier : « Tu n’iras pas plus loin, contiens ton ambition, ta tendresse, ta soif de savoir, ta frénésie de vivre, » leurs désirs refusent de s’arrêter en route : vaincus dès qu’ils essaient de se traduire, vaincus une fois, dix fois, cent fois, ils ne cessent pas d’affirmer leur puissance, mais leurs défaites répétées paralysent les énergies mises à leur service et usées à d’impossibles luttes.

Le dégoût de l’effort s’installe alors en eux pour y consommer son œuvre de ruines, et une douleur accablante pèse sur leur existence. Ils passent inutiles, grands quand même, et douloureux, faisant les gestes de la vie ordinaire, et sans mourir de la torture qui les ronge au dedans d’eux-mêmes. Madame, donnez la liberté à vos oiseaux, et que le bon Dieu délivre les âmes captives.