Lettres de Fadette/Quatrième série/30

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 84-86).

XXX

Causer


La longue journée de dimanche se traîne… je voudrais pousser sur le temps pour le faire avancer, et c’est fou, puisque avec tant d’autres, j’ai peur de ce que nous réserve la fin de la semaine.

Sur la table s’empilent revues et journaux : il y en a de toutes les couleurs, ils renferment les opinions les plus opposées, et chacune prétend être l’unique bonne ! Nous lisons ceux qui reflètent nos propres idées afin de nous prouver encore que nous pensons juste. Nous lisons les opinions adverses pour rager un peu, savoir de quoi il retourne, et pouvoir mieux discuter à l’occasion.

Trop de lecteurs pensent que ces articles écrits par des professionnels payés pour dire ceci ou le contraire, remplacent avantageusement la peine qu’il faudrait prendre pour remuer ces mêmes idées entre personnes qui en ont étudié tous les côtés. Et pourtant, rien ne vaut la conversation de gens renseignés, sincères, assez respectueux de la liberté des autres pour permettre l’expression d’idées différentes des leurs sans recourir aux paroles agressives et blessantes, qui, en somme, ne prouvent que le vilain caractère de celui qui les lance à son adversaire. Il est entendu qu’on doit lire les journaux, c’est nécessaire, utile, et en ces temps d’inquiétude et d’agitation, c’est un besoin qui se manifeste par une hâte fiévreuse de l’arrivée du facteur.

Mais après en avoir pris connaissance, quoi de plus bienfaisant que de causer avec ceux à qui l’on peut exprimer toute sa pensée, laisser voir son émotion, et qui nous disent avec la même sincérité ce qu’ils pensent, même quand leurs idées ne sont pas les nôtres. Nous leur devons de les écouter… Savoir écouter, ce n’est pas seulement une qualité, mais c’est un art. Mes sœurs me pardonneront-elles si je leur confie qu’il devrait être plus cultivé par les femmes ?

Oui, c’est un art qui comporte tant de qualités qu’il est, en raccourci, le charme, ce don magique auquel personne ne résiste.

Celle qui sait écouter a d’abord appris à se taire, puis à s’oublier pour s’intéresser aux autres. Intelligente, elle s’applique à pénétrer toute la pensée de celui qui parle ; elle a l’intuition de l’infini dans l’autre, et cela crée en elle une curiosité délicate qui ne va pas sans la sympathie, ce courant mystérieux qui relie l’esprit de celui qui parle à l’esprit de celui qui écoute.

Une âme qui se connaît elle-même sait que les trésors des autres âmes ne se tiennent pas à la surface. Elle écoute donc pour entendre, non seulement ce que dit la voix, mais ce qu’elle suggère ; elle est sensible aux nuances subtiles par lesquelles quelqu’un se révèle presque à son insu.

Presque toujours, ceux qui savent écouter savent répondre, et de la rencontre et du choc des idées peut et doit jaillir la vérité quand les esprits sont ouverts, sincères et ne se cramponnent pas aux préjugés. Les hommes sérieux qui conversent sérieusement ne rencontrent pas toujours des femmes qui les écoutent avec intelligence. C’est pourtant un hommage très délicat que les hommes distingués rendent aux femmes, quand ils traitent devant elles des questions importantes. Un trop grand nombre ne savent pas apprécier cet hommage : elles émiettent la conversation en l’interrompant par des propos futiles ; elles la détournent de son but, souvent par des considérations à côté, elles découragent la bonne volonté des hommes qui attendent d’être entre eux pour parler sérieusement.

C’est un défaut et il faut nous en corriger. Savoir causer, émettre des opinions réfléchies, exprimer des convictions profondes, dire notre attachement à nos traditions, c’est sortir d’un isolement moral stérile, pour communier avec les autres : c’est donner de notre vie intérieure à nos amis en échange de la leur, c’est créer une force.