Lettres de Fadette/Quatrième série/18

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 49-51).

XVIII

Nos « petites personnes »


Les petits enfants sont de grands philosophes et des peintres merveilleux. Après avoir observé avec une rare finesse, ils nous présentent leurs idées en images si précises que nous les voyons aussi bien que nous les entendons.

Voici un délicieux exemple de ces illustrations enfantines : mon histoire est courte, et il se peut qu’elle vous fasse rêver et même réfléchir sérieusement.

Mon héros a 6 ans : il a été très malade et il paraît encore bien fragile dans son petit lit où on l’a assis dans des oreillers. Deux fois, sa mère lui a offert du lait, mais le petit homme, absorbé, n’a pas répondu. — Enfin, Pierrot, oui ou non, veux-tu du lait ? — Mais, maman proteste-t-il en larmoyant, laisse-moi le temps ! Il faut que je le demande à mes petites personnes. — De qui parles-tu, mon chéri ? — Mais, de toutes les petites personnes dans mon cœur qui veulent des choses différentes. L’une dit : j’en voudrais, moi, du lait. — L’autre : je n’en veux pas. — Une troisième grogne : cela m’ennuie de me remuer pour le boire… Il faut que tu me donnes le temps de les écouter ! — Et à laquelle obéiras-tu ? — À celle qui veut plus fort que les autres. N’as-tu pas tes petites personnes, maman, dans toi ?

Oui, petit Pierre, et Dieu sait si elles sont raisonneuses, turbulentes et tourmentantes, nos petites personnes. J’en sais même, qui, tout en se contredisant, paraissent avoir également raison…

Heureux sommes-nous, encore, quand toutes nos petites personnes sont bien éveillées et que les meilleures n’ont pas été réduites au silence par les autres.

Dans notre monde intérieur, comme dans le grand monde extérieur, les voix les plus fortes cherchent à dominer les autres et à tout conduire. Il ne faut pas s’en laisser imposer par leur tapage, et il est sage de voir en chacun de nous, à quelle idée, à quel sentiment ou à quel caprice nous abandonnons la direction de notre vie.

Ne laissons-nous pas paresseusement nos petites personnes discuter, se quereller et régler nos affaires sans nous inquiéter de leurs qualités de directrices ?

Petit Pierre a raison d’entendre ce que dit chaque voix avant de se décider, mais il a tort de céder à celle qui crie plus fort que les autres : c’est ordinairement la plus vulgaire.

Ce n’est que lorsque nous faisons taire les voix tapageuses, que nous percevons les voix discrètes et douces que le vacarme effarouche. Interrogeons-les, permettons-leur de s’exprimer librement et d’avoir droit de conseil dans nos conflits intérieurs. C’est cela vivre avec son âme, et à cette condition seulement, nous sommes des êtres intelligents et libres qui choisissons notre voie. Nous nous plaignons des jours monotones, des heures vides de notre vie… il dépend de nous d’y mettre de la grandeur. Laissons notre âme vivante rejoindre Dieu au moyen de la chaîne des petites actions que nous avons le grand tort de faire machinalement.