Lettres de Fadette/Quatrième série/19

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 51-54).

XIX

Besoin de solitude


Dans la grande ville, l’atmosphère lourde d’anxiété, de défiance et de haine, rend l’air irrespirable, et j’entrevois comme une délivrance l’éloignement de cette agitation inquiète. J’ai la nostalgie de la petite maison plantée dans le bois, si loin, si loin de tout, que les journaux n’y arrivent pas tous les jours.

Tant désirer se réfugier dans le silence quand on est découragé de son impuissance, et triste de l’amertume qui remplit son cœur, est bien une preuve que la vraie vie est celle de nos âmes, et que tout ce qui nuit à notre vie intérieure finit par créer en nous une lassitude infinie.

Il faut quelquefois s’éloigner du mouvement et du bruit des petites actions et des vaines paroles, afin de retrouver son âme qui n’ose se montrer, comme si elle avait honte d’être belle au milieu de ceux qui oublient qu’ils ont une âme.

Hélas ! c’est vrai, pourtant, que nous défendons à notre âme d’être belle, que nous avons peur qu’elle soit trop sensible, trop généreuse ou trop sincère.

À vivre dans l’artificiel et le mensonge du monde, nous devenons si timides et si pusillanimes que nous rougissons d’être autrement que les autres, même si cet autrement est meilleur.

Mais « dès que les lèvres dorment et que les âmes se mettent à l’œuvre », toute cette comédie cesse.

N’avez-vous pas le souvenir d’heures de solitude qui vous ont ouvert un coin de ciel, et qui resteront dans votre vie comme des échelons que vous avez gravis vers plus de vérité ?

N’avez-vous pas éprouvé par moments, l’impression délicieuse d’être allégés de tout fardeau, d’avoir les bras libres pour les tendre vers les choses sereines et pures où vous sentiez Dieu lui-même ?

Ces heures bénies, je les ai vécues, plus d’une fois, dans la solitude des bois où chaque âme d’arbre me parlait avec une voix distincte. En les écoutant, j’ai souvent pensé à ce que Dante dit des âmes des violents qui sont emprisonnées dans certains arbres. À côté de leurs colères, que de plaintes douces et de murmures caressants ont plus fait pour calmer mes agitations que les discours et les livres les plus sages.

S’en aller dans les belles solitudes, c’est laisser loin de soi les hommes, et leur sagesse courte, et leur malveillance, et leur égoïsme, et leurs calculs et leurs mesquineries. C’est prendre possession des trésors de Dieu et l’entrevoir Lui-même tellement plus près de nous dès que nous avons le loisir de penser à Lui.

C’est dans la splendeur des journées éblouissantes où tout fleurit et embaume, c’est dans la douceur des soirs recueillis où tout prie et bénit, que l’on fait de ces examens de conscience qui évoquent toute une vie…

Depuis toujours nous avons prié et prié pour demander non seulement « le pain quotidien », mais tant de choses inutiles. « Encore ! Encore ! » disions-nous sans cesse. Avons-nous jamais remercié Dieu en trouvant que nous avions tout ce qu’il nous fallait ? Jamais. Et Lui, magnifique et bon nous prodiguait ses dons. Nous nous saisissions des uns, et négligemment nous laissions les autres glisser de nos mains. Avec des choses précieuses nous faisions des jouets que nous brisions quand ils cessaient de nous plaire.

Les dons se sont accumulés, notre vie a été comblée de bienfaits, mais sans cesse, la main tendue, nous disons encore : « Donnez encore ! Nous sommes malheureux, nous sommes pauvres, nous sommes seuls ! » Et c’est vrai. Nous sommes misérables parce que nous avons gaspillé le temps, dédaigné nos bonheurs, négligé les affections, arrêté nos bons élans, perdu les occasions d’être bienfaisants. Nous avons toujours demandé et jamais rien donné. Oh oui ! Allons bien loin dans le silence regarder au fond de nos âmes, et dans la retraite des grands bois, brisons les liens qui compriment nos âmes et les empêchent de grandir et de vivre en beauté.