Lettres de Fadette/Quatrième série/17

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 46-49).

XVII

Christine de Pisan


Cela intéressera peut-être mes sœurs de faire la connaissance de la première femme qui vécut de sa plume, « la première professionnelle de l’effort littéraire ». Beaucoup de grandes dames avant elle avaient écrit et s’étaient même illustrées, mais elles écrivaient en grandes dames, et elles se seraient crues déshonorées par une rémunération. Christine de Pisan était elle-même une grande dame. J’ai vu son portrait à la Bibliothèque Nationale à Paris.

Coiffée d’un hennin, vêtue d’une lourde robe à traîne, elle est assise dans un fauteuil ogival… en la regardant, il faut un grand effort d’imagination pour se la représenter dans son rôle de femme de lettres professionnelle.

Elle vivait à Paris au quinzième siècle. Italienne de naissance, elle était venue en France quand elle était petite enfant, avec son père qui était astrologue et médecin de Charles V. Le savant instruisit sa fille avec soin, car il la voulait « aussi savante qu’elle était belle », et il « n’opinait pas que les femmes fussent pires pour apprendre ».

Et dire que dans notre vanité de modernes, nous nous prenons pour des novateurs ! Christine épousa, quinze ans, un gentilhomme picard, Étienne du Castel qui était notaire du roi.

Devenue veuve à vingt-cinq ans, elle se trouva avec trois enfants, — son père était mort, — dans une situation de fortune fort embarrassée.

Elle se mit à composer alors quelques petites pièces de poésie, lais et ballades, qui eurent du succès à la cour. Elle avait une plume alerte, gracieuse et fine, et afin de faire vivre sa petite famille elle se livra d’abord à maintes besognes plutôt ennuyeuses : correspondances amoureuses en prose et en vers, rimes pour célébrer les joies, les deuils ou les amours d’autrui. Malgré son courage, il lui arriva d’être bien lasse de ce rôle de secrétaire à la mode, et elle laissa échapper un jour ce soupir de détresse : « Je chante par couverture. »

Mais elle plaisait, et peu à peu elle devenait célèbre. Le comte de Salisbury voulut l’attirer à la cour d’Angleterre, le duc de Milan lui fit des offres analogues : elle refusa les unes et les autres. Française de cœur, elle ne voulut pas quitter son pays d’adoption dont elle était déjà une des gloires, nouvelle et étrange. À la demande du duc de Bourgogne, elle écrivit une vie de Charles V, et à la suite, une quinzaine de volumes qui ne l’enrichirent pas mais lui procurèrent l’aisance.

Une jeune veuve très jolie, qui composait des vers et faisait profession d’écrire plutôt que de filer la laine au logis, devait nécessairement attirer la calomnie, et on ne la lui épargna pas. Mais la malice de ses accusateurs nous paraît être une vengeance de littérateurs licencieux qu’elle eut le rare courage de condamner au nom du respect dû aux mœurs, et du respect dû aux femmes.

Il est joli ce geste de la femme, ayant à compter avec la sympathie du public lettré pour gagner sa vie, et qui ne craint pas cependant de protester avec indignation contre « L’art d’aimer », d’Ovide, et le « Roman de la Rose », si répandus alors dans le grand monde où elle vivait. Il fallait pour faire une telle critique, une indépendance d’esprit et un courage moral dont toute sa vie d’ailleurs est l’illustration.

Cette charmante Christine de Pisan est un joli type d’intellectuelle très féminine qui n’eut rien du bas-bleu stigmatisé plus tard par Molière, rien non plus de la féministe moderne. Sa vocation d’écrivain fut créée par l’amour maternel, et sa grâce de femme égala son talent d’écrivain. On l’admira beaucoup pour sa beauté et pour son esprit, et ses détracteurs se trouvent parmi ceux que flagella sa vertu.

Elle eut la gloire d’être la première femme auteur qui devina et comprit l’âme de Jeanne d’Arc et les vers qui exaltent l’Héroïne française furent parmi les derniers et les meilleurs qu’elle composa.