Lettres de Fadette/Quatrième série/16

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 43-46).

XVI

Le mystère


Certains moments de notre vie se détachent en relief sur la trame tout unie des jours tous pareils. Il ne s’est rien passé... si ce n’est rien, de voir vivante, une vérité vague qu’on laissait indolemment flotter autour de soi.

L’heure que j’évoque ce soir m’apparaît comme l’heure de ces semaines passées dans les montagnes où la vie était si douce.

Je revois tout : la voix des choses qui ne dorment pas la nuit était très distincte, ce soir-là. Des aunes du rivage, le cri triste des grenouilles, alternant avec le dernier appel des oiseaux, perçait le silence qui se reformait plus profond, et où je percevais le bruissement des insectes, les frôlements d’ailes des papillons de nuit, toute l’activité de la vie que rien n’interrompt. Et peu à peu, j’étais envahie par l’impression d’être perdue dans l’immensité de cette nuit peuplée de mondes innombrables, dont quelques-uns paraissaient se désagréger, filaient lumineux et rapides et s’éteignaient dans l’espace.

Derrière la montagne, la lune apparut soudain, rouge, ardente, énorme et tragique, une lune qui avait vu des choses terribles : la trahison de Judas, l’agonie du Christ, tous les crimes de l’humanité. Je fermai les yeux pour mieux créer ce rêve de la lune qui se souvient… et pendant ce temps, elle s’éleva blanche, claire, et si loin de nous, pauvres de la terre !

Dans le sillon qu’elle projetait sur le lac, l’eau grésillait comme du métal en fusion, et de chaque côté de ce pont lumineux, les étoiles resplendissaient dans l’eau immobile et sombre.

Les montagnes semblaient d’énormes murailles noires qui fermaient l’horizon et le sentiment de solitude s’accentua, devint une angoisse : des voix humaines ne l’eussent pas dissipée… je la sentais, cette solitude, comme une vie en dehors des choses extérieures et des meilleures amitiés, c’était vraiment l’isolement de l’âme qui n’est pas d’ici, que Dieu nous prête, qu’il attend pour la reprendre, et que rien d’humain ne peut posséder longtemps. J’ai souvent lu et entendu cette vérité ; ce soir-là, je la vis, et je compris peut-être un peu ce que nous ne nous résignons pas à accepter, et dont nous souffrons tant : l’impossibilité de nous révéler complètement et de pénétrer le mystère des autres. Aucune confidence, aucune confession, aucune intimité ne peuvent ouvrir l’âme assez grande pour qu’un œil humain y lise tout ce qui s’y passe. Et c’est peut-être parce que, passées les zones accessibles aux sentiments et aux émotions de la terre, il y a un point central, le cœur de notre âme, où habite Dieu qui nous donne la vie, et où Il garde jalousement ce qui est plus profond, plus précieux et plus digne de Lui en nous.

Pendant que se précisait en moi cette pensée, les mots d’un chant oriental, entendu il y a longtemps et jamais oublié, se formulèrent en moi avec leur accent plaintif : « Nul autre que Dieu et moi ne peut savoir ce qu’il y a dans mon cœur. »

C’est vrai, tragiquement vrai, quand on paie avec son bonheur l’impossibilité de faire comprendre l’indicible. C’est cruellement vrai quand certains silences de ceux que nous aimons nous font douter d’eux.

Mais toute cette douleur née des silences inquiétants et inexplicables, ne serait-elle pas allégée, si nous avions la conviction que ce qui n’est pas dit est le plus pur, le meilleur des âmes, leur divin ?