Lettres de Fadette/Quatrième série/14

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 39-41).

XIV

Elizabeth Browning


Pour la troisième fois, au moins, j’ai relu « Aurora Leigh », ce chef-d’œuvre d’Élisabeth Barrett-Browning, que toutes les femmes qui savent l’anglais devraient connaître. Ce poème est la plus exquise expression de l’âme féminine, et en le feuilletant, vous ne résistez pas au désir de le crayonner, — pour souligner ou annoter, — tant vous retrouvez là votre cœur, votre façon de sentir, les plus précieux souvenirs de votre propre vie. C’est un livre à garder près de soi, pour le rouvrir aux heures de grandes émotions, car de ses pages se dégage une vie intense dans laquelle l’âme ressent plus profondément ce qui la fait vibrer.

On a déjà dit : « Dans Elisabeth Browning il y eut un poète chez la femme, et cela est bien, mais il y eut une femme exquise chez le poète et cela est mieux. »

Aurora Leigh, c’est la révélation de la femme dont la passion est imprégnée de Beauté, et la poésie qui colore le poème ne nuit jamais à une sincérité si étrange, si parfaite, qu’on pourrait dire que ce livre est une confession, une confession faite dans un style unique et merveilleux.

Je veux vous laisser le plaisir de découvrir Aurora Leigh, et je vous dirai un peu l’histoire d’Elisabeth Browning, l’un des plus grands poètes anglais et qui fut la femme d’un poète, Robert Browning : il l’adora et reconnut sa supériorité avec une générosité peu banale.

Monsieur Barrett, le père d’Elisabeth, perdit sa femme quand ses enfants étaient jeunes : Elisabeth était l’aînée de plusieurs filles. Elle était maladive et fut souvent immobilisée sur une chaise longue. Elle acquit une forte culture classique, et elle se mit à écrire des vers en le cachant à son père, vieillard sévère, froid et irascible, dont ses enfants avaient grand peur. Ce père tyrannique leur défendait de sortir, de recevoir des visites, de prendre leur part des plaisirs de leur âge, et il leur avait signifié sa volonté de les empêcher de se marier. Il avait donc banni l’amour de chez lui, mais l’amour, en tapinois, s’y introduisait. Les fiançailles s’y nouaient en cachette ; les mariages étaient des fuites accomplies avec la complicité aveugle et muette des sœurs qui attendaient dans leur prison la venue de leur libérateur.

Une à une, les petites sœurs s’en allèrent, et Elisabeth devenait célèbre dans le monde des lettres, pendant que sa vie s’écoulait solitaire et monotone dans la maison de son père. Un jour, elle envoya un recueil de ses vers à un poète qui se mit à l’aimer d’amour sur la foi de sa poésie dont il était enthousiaste. Ils se rencontrèrent et la vieille et belle et toujours nouvelle histoire recommença. Ils s’aimèrent d’un bel amour qui ne devait mourir qu’avec eux. Pendant vingt mois ils se virent et s’écrivirent en grand mystère, puis ne pouvant vaincre l’opposition du vieux toqué qu’était Monsieur Barrett, ils s’épousèrent clandestinement, le 12 septembre 1846.

La correspondance des deux amoureux fut publiée en 1899, et jamais je n’ai lu de plus exquises lettres d’amour que celles d’Elisabeth : elles suffiraient à l’illustrer : elles renferment des trésors de tendresse délicate et douce et elles sont en même temps si spirituelles, si gracieuses, si judicieuses que chacune est un petit chef-d’œuvre. Lui est un peu lourd, un peu prétentieux, mais on lui pardonne ces défauts de style en faveur de l’amour profond et sincère qu’il ne cessa d’avoir pour sa charmante femme. Elle mourut en Italie où ils s’étaient fixés après leur mariage et c’est à Florence qu’ils reposent tous les deux sous une colonnade de marbre blanc.